Un bref retour en arrière, au moment où le Liban, en mars 2020, annonce un défaut de paiement sur sa dette. La raison invoquée est de venir en aide au peuple. La vraie raison pourrait bien être moins altruiste.
Dans son interview accordée à Ici Beyrouth la semaine passée, le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, a indiqué que la BDL mène une enquête pour savoir s’il y a eu un délit d’initié lié au défaut de paiement sur la dette publique, déclaré en mars 2020. Un tel délit aurait permis à quelques privilégiés de réaliser indûment des plus-values. Ce n’était pas la première fois que le gouverneur faisait mention d’une telle possibilité. Mais cette sombre affaire reste opaque pour la majorité des gens vu sa complexité technique. De quoi s’agit-il alors, et que signifient ces CDS, source de l’enrichissement illégal?
Assurance crédit
Un CDS (Credit default swap, appelé parfois en français «couverture de défaillance») est un genre de police d’assurance sur les crédits. Comme on peut contracter une assurance contre le risque d’incendie ou d’accident, les crédits ont aussi leur propre assurance, peu courante au Liban, mais bien connue ailleurs. Un concessionnaire qui vend une voiture à crédit peut contracter une police auprès d’un assureur, de sorte que, si l’acheteur cesse de payer ses traites mensuelles, c’est l’assureur qui rembourse le vendeur.
Pour faire simple, les CDS fonctionnent de la même façon, concernant, dans le cas qui nous intéresse, la dette publique. Au cas donc où l’État libanais cesse d’honorer ses dettes, celui qui détient cette police d’assurance appelée CDS peut récupérer son argent prêté à l’État. Comme il se doit pour toute police d’assurance, l'acheteur d'un CDS effectue des paiements périodiques au vendeur du CDS jusqu'à la date d'échéance du crédit. En cas de défaillance de l’État libanais, l’émetteur du CDS s'engage à compenser le détenteur de cette police d’assurance en lui payant l’ensemble des sommes couvertes. L’entité qui émet ces CDS est le plus souvent une grande banque ou une compagnie d'assurance qui garantit la dette sous-jacente entre l'émetteur et l'acheteur.
Pour compliquer l’affaire…
Là où tout se complique (mais qu’on va simplifier) c’est quand ces CDS deviennent à leur tour un instrument financier échangeable sur les marchés. Un détenteur de CDS peut décider de le vendre s’il croit que le risque de défaut n’est pas significatif. L’acheteur croit forcément le contraire, puisqu’il mise sur un défaut de paiement pour empocher donc la valeur sous-jacente assurée. Et c’est ainsi que le CDS sort du cadre limité des deux «belligérants» (le préteur et l’emprunteur) et circule librement dans des transactions successives entre acheteurs et vendeurs, alors que son prix fluctue en fonction du risque perçu.
Comme c’est devenu un instrument financier à l’instar d’une action ou de l’or par exemple, les intervenants font des transactions en misant aussi sur la baisse ou la hausse de sa valeur sur le marché. Et naturellement, plus le risque de défaut est grand, plus cette assurance qu’est le CDS sera chère.
La classe des initiés
On arrive maintenant à ce délit d’initié dont parle Riad Salamé. Si l’un des proches du pouvoir sait par avance que le gouvernement veut faire défaut de paiement, il peut acheter assez tôt des CDS qu’il revendra beaucoup plus cher lorsque le défaut deviendra imminent.
Les chiffres montrent bien quels peuvent être ces bénéfices. Début janvier 2020, la valeur d’un CDS lié aux eurobonds libanais, échéance 5 ans, est de 2.285. Juste après la formation du gouvernement de Hassane Diab le 21 janvier 2020, elle sera de 2.772, le 10 février 4.675, le 17 février 5.084, le 24 février 6.093, et le 2 mars 6.638.
Le samedi 7 mars à 18h30, la décision de défaut sur la dette en devises est annoncée par le Premier ministre Hassane Diab alors que la date d’échéance de l’eurobond le plus proche est le lundi 9 mars. Ce 9 mars, le CDS atteint alors 10.561, le 10 mars 13.030. Et le 12 mars, date de la transmission officielle de la décision de défaut aux détenteurs de l’eurobon, le CDS atteint un sommet: 25.759.
Autrement dit, un acheteur qui a placé un million de dollars en CDS peut avoir doublé sa mise rien qu’entre le 10 et le 12 mars. Ce capital aura été multiplié par 4 si l’achat a été effectué le 2 mars et s'il y a eu une nouvelle vente le 12 mars, ou par 5 s’il a été acheté le 17 février, ou presque par 10 s’il a été acheté le 21 janvier. Il suffit donc de connaître à l’avance que le gouvernement allait faire défaut, d’où le délit d’initié.
Les raisons du défaut invoquées le 7 mars par Hassane Diab apparaissent a posteriori bien risibles: «Comment pouvons-nous payer nos créanciers étrangers alors que les Libanais ne peuvent pas accéder à leurs comptes bancaires (…) et alors que les hôpitaux souffrent d'une pénurie de fournitures médicales, que les Libanais font face à un manque de soins et que certains d’entre eux sont dans l’incapacité de répondre à leurs besoins les plus élémentaire? (...) » Deux ans plus tard, on voit bien que ce défaut n’aura servi à rien, car la situation n’a cessé d’empirer.
Deuxième épisode
Cela nous amène à un autre épisode de cette affaire, le pire. Le crime semble cacher une autre dimension. En effet, des sources financières croient savoir que, en réalité, des détenteurs de CDS étaient non seulement au courant du défaut de paiement envisagé mais aussi impliqués activement dans la décision de défaut. Ils seraient assez influents en tout cas pour faire pencher la balance dans le sens du défaut, motivés qu’ils étaient non pas par une incapacité de l’État à honorer sa dette, ou par un quelconque souci pour la subsistance du peuple, mais pour engranger les bénéfices d’une revente des CDS qu’ils détiennent.
Pour étayer cette théorie, les sources mettent en exergue le fait que la BDL était bien capable à l’époque de secourir l’État. Ses réserves étaient de quelque 30 milliards de dollars. C’est ce que Riad Salamé, qui s’est opposé au défaut, n’arrêtait pas de dire. Quelques rapports internationaux le confirmaient aussi. Mais on n’a pas voulu écouter le gouverneur de la Banque centrale, arguant du fait que les comptes de la BDL étaient opaques. Or les événements postérieurs ont prouvé la véracité de ces réserves. Les subventions des produits de base et d’autres contributions sur 30 mois ont fait fondre celles-ci de 18 milliards de dollars (de 30 milliards fin 2019 à 12 milliards actuellement). Autant de dilapidations que tout le monde condamne maintenant a posteriori.
Or les eurobonds de 2020, avec les intérêts accumulés, étaient près de 4,6 milliards de dollars, et ceux de 2021 étaient du même ordre, soit environ 9 milliards sur deux ans, un temps suffisant en principe pour commencer à assainir les finances publiques. Et ce n’est pas tout. La moitié des eurobonds sont détenus par des sources internes (BDL, banques, assurances), qui pourraient accepter volontiers de recevoir seulement les intérêts de leurs dettes, quitte à recycler le principal sur une période plus longue. L’État (ou la BDL) aura donc à verser beaucoup moins que 9 milliards en deux ans.
Mais ce scénario a été refusé, et Hassane Diab, avec son équipe et les forces qui l’ont soutenu, a bien été l’auteur du premier défaut de la République libanaise depuis sa création, avec des soupçons d’enrichissement illégal pour une caste de privilégiés.
(*) Avec la participation de Mario Chartouni pour les recherches
Dans son interview accordée à Ici Beyrouth la semaine passée, le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, a indiqué que la BDL mène une enquête pour savoir s’il y a eu un délit d’initié lié au défaut de paiement sur la dette publique, déclaré en mars 2020. Un tel délit aurait permis à quelques privilégiés de réaliser indûment des plus-values. Ce n’était pas la première fois que le gouverneur faisait mention d’une telle possibilité. Mais cette sombre affaire reste opaque pour la majorité des gens vu sa complexité technique. De quoi s’agit-il alors, et que signifient ces CDS, source de l’enrichissement illégal?
Assurance crédit
Un CDS (Credit default swap, appelé parfois en français «couverture de défaillance») est un genre de police d’assurance sur les crédits. Comme on peut contracter une assurance contre le risque d’incendie ou d’accident, les crédits ont aussi leur propre assurance, peu courante au Liban, mais bien connue ailleurs. Un concessionnaire qui vend une voiture à crédit peut contracter une police auprès d’un assureur, de sorte que, si l’acheteur cesse de payer ses traites mensuelles, c’est l’assureur qui rembourse le vendeur.
Pour faire simple, les CDS fonctionnent de la même façon, concernant, dans le cas qui nous intéresse, la dette publique. Au cas donc où l’État libanais cesse d’honorer ses dettes, celui qui détient cette police d’assurance appelée CDS peut récupérer son argent prêté à l’État. Comme il se doit pour toute police d’assurance, l'acheteur d'un CDS effectue des paiements périodiques au vendeur du CDS jusqu'à la date d'échéance du crédit. En cas de défaillance de l’État libanais, l’émetteur du CDS s'engage à compenser le détenteur de cette police d’assurance en lui payant l’ensemble des sommes couvertes. L’entité qui émet ces CDS est le plus souvent une grande banque ou une compagnie d'assurance qui garantit la dette sous-jacente entre l'émetteur et l'acheteur.
Pour compliquer l’affaire…
Là où tout se complique (mais qu’on va simplifier) c’est quand ces CDS deviennent à leur tour un instrument financier échangeable sur les marchés. Un détenteur de CDS peut décider de le vendre s’il croit que le risque de défaut n’est pas significatif. L’acheteur croit forcément le contraire, puisqu’il mise sur un défaut de paiement pour empocher donc la valeur sous-jacente assurée. Et c’est ainsi que le CDS sort du cadre limité des deux «belligérants» (le préteur et l’emprunteur) et circule librement dans des transactions successives entre acheteurs et vendeurs, alors que son prix fluctue en fonction du risque perçu.
Comme c’est devenu un instrument financier à l’instar d’une action ou de l’or par exemple, les intervenants font des transactions en misant aussi sur la baisse ou la hausse de sa valeur sur le marché. Et naturellement, plus le risque de défaut est grand, plus cette assurance qu’est le CDS sera chère.
La classe des initiés
On arrive maintenant à ce délit d’initié dont parle Riad Salamé. Si l’un des proches du pouvoir sait par avance que le gouvernement veut faire défaut de paiement, il peut acheter assez tôt des CDS qu’il revendra beaucoup plus cher lorsque le défaut deviendra imminent.
Les chiffres montrent bien quels peuvent être ces bénéfices. Début janvier 2020, la valeur d’un CDS lié aux eurobonds libanais, échéance 5 ans, est de 2.285. Juste après la formation du gouvernement de Hassane Diab le 21 janvier 2020, elle sera de 2.772, le 10 février 4.675, le 17 février 5.084, le 24 février 6.093, et le 2 mars 6.638.
Le samedi 7 mars à 18h30, la décision de défaut sur la dette en devises est annoncée par le Premier ministre Hassane Diab alors que la date d’échéance de l’eurobond le plus proche est le lundi 9 mars. Ce 9 mars, le CDS atteint alors 10.561, le 10 mars 13.030. Et le 12 mars, date de la transmission officielle de la décision de défaut aux détenteurs de l’eurobon, le CDS atteint un sommet: 25.759.
Autrement dit, un acheteur qui a placé un million de dollars en CDS peut avoir doublé sa mise rien qu’entre le 10 et le 12 mars. Ce capital aura été multiplié par 4 si l’achat a été effectué le 2 mars et s'il y a eu une nouvelle vente le 12 mars, ou par 5 s’il a été acheté le 17 février, ou presque par 10 s’il a été acheté le 21 janvier. Il suffit donc de connaître à l’avance que le gouvernement allait faire défaut, d’où le délit d’initié.
Les raisons du défaut invoquées le 7 mars par Hassane Diab apparaissent a posteriori bien risibles: «Comment pouvons-nous payer nos créanciers étrangers alors que les Libanais ne peuvent pas accéder à leurs comptes bancaires (…) et alors que les hôpitaux souffrent d'une pénurie de fournitures médicales, que les Libanais font face à un manque de soins et que certains d’entre eux sont dans l’incapacité de répondre à leurs besoins les plus élémentaire? (...) » Deux ans plus tard, on voit bien que ce défaut n’aura servi à rien, car la situation n’a cessé d’empirer.
Deuxième épisode
Cela nous amène à un autre épisode de cette affaire, le pire. Le crime semble cacher une autre dimension. En effet, des sources financières croient savoir que, en réalité, des détenteurs de CDS étaient non seulement au courant du défaut de paiement envisagé mais aussi impliqués activement dans la décision de défaut. Ils seraient assez influents en tout cas pour faire pencher la balance dans le sens du défaut, motivés qu’ils étaient non pas par une incapacité de l’État à honorer sa dette, ou par un quelconque souci pour la subsistance du peuple, mais pour engranger les bénéfices d’une revente des CDS qu’ils détiennent.
Pour étayer cette théorie, les sources mettent en exergue le fait que la BDL était bien capable à l’époque de secourir l’État. Ses réserves étaient de quelque 30 milliards de dollars. C’est ce que Riad Salamé, qui s’est opposé au défaut, n’arrêtait pas de dire. Quelques rapports internationaux le confirmaient aussi. Mais on n’a pas voulu écouter le gouverneur de la Banque centrale, arguant du fait que les comptes de la BDL étaient opaques. Or les événements postérieurs ont prouvé la véracité de ces réserves. Les subventions des produits de base et d’autres contributions sur 30 mois ont fait fondre celles-ci de 18 milliards de dollars (de 30 milliards fin 2019 à 12 milliards actuellement). Autant de dilapidations que tout le monde condamne maintenant a posteriori.
Or les eurobonds de 2020, avec les intérêts accumulés, étaient près de 4,6 milliards de dollars, et ceux de 2021 étaient du même ordre, soit environ 9 milliards sur deux ans, un temps suffisant en principe pour commencer à assainir les finances publiques. Et ce n’est pas tout. La moitié des eurobonds sont détenus par des sources internes (BDL, banques, assurances), qui pourraient accepter volontiers de recevoir seulement les intérêts de leurs dettes, quitte à recycler le principal sur une période plus longue. L’État (ou la BDL) aura donc à verser beaucoup moins que 9 milliards en deux ans.
Mais ce scénario a été refusé, et Hassane Diab, avec son équipe et les forces qui l’ont soutenu, a bien été l’auteur du premier défaut de la République libanaise depuis sa création, avec des soupçons d’enrichissement illégal pour une caste de privilégiés.
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