«La nécessité de ce livre tient dans la considération suivante: que le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême solitude. Ce discours peut être parlé par des milliers de sujets (qui le sait?), mais il n’est soutenu par personne; il est complètement abandonné des langages environnants: ou ignoré, ou déprécié, ou moqué par eux, coupé non seulement du pouvoir, mais aussi de ses mécanismes, que sont les sciences, les savoirs, les arts. Lorsqu’un discours est de la sorte entraîné par sa propre force dans la dérive de l’inactuel, déporté hors de toute grégarité, il ne lui reste plus qu’à être le lieu, si exigu soit-il, d’une affirmation. Cette affirmation est en somme le sujet du livre qui commence.» (Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, 1977).
Dans un essai, toujours contemporain dans la forme et dans le contenu, Roland Barthes pose la question de ce qu’il appelle «le discours amoureux». Mais qu’est-ce donc que ce discours qui fait l’objet d’un propos? Il s’agit de l’amour comme affection, celui au sein duquel on fait état de sa fragilité, sa vulnérabilité, qui est de nature à pouvoir envahir notre vécu, mais qui est néanmoins évacué du propos. Ce dernier peut encore théoriser sur l’amour, mais il ne s’agit pas de cela, puisqu’il s’agit de sortir des catégories intellectuelles, là où le sentiment amoureux a été abandonné. Déserté.
Et de quel propos parlons-nous? Il faut bien croire que, si le discours sentimental constitue aujourd’hui un propos mineur, il en existe un autre, un propos majeur qui, comme tout propos majeur, est la manifestation d’un pouvoir. Et comme ce dernier est le lieu où s’exerce le politique, le propos dominant dont nous parlons sans que nous en parlions – les champs des sciences et des savoirs, les arts – est celui où ces discours sont envisagés, de plus en plus, comme les lieux d’expression du politique. Le discours amoureux relève donc aujourd’hui d’un propos mineur (même le roman, jadis lieu même de son exercice, a quelque peine aujourd’hui à en parler), au regard d’un champ de pensée, voire d’une pratique intellectuelle et artistique au sein desquels il apparaît de moins en moins intéressant, de moins en moins crédible, de moins en moins légitime.
Qu’avons-nous fait du discours amoureux? Nous l’avons isolé, marginalisé, évacué du propos où il cède la place à l’un de ses symptômes, la sexualité. Ainsi: «Dans l’époque actuelle, cette espèce d’amour passion, d’amour romantique, n’est plus à la mode. (…) Ce qui apparaît obscène aujourd’hui, ce n’est pas la sexualité, c’est la sentimentalité», ajoute l’auteur des Fragments.
Cela ne dit pas, bien entendu, que la sexualité n’est qu’un symptôme de l’amour. Elle est, nous le savons, infiniment plus complexe, et sa pratique se déploie d’ailleurs aussi en dehors du champ de l’amour. À moins de considérer que la pratique amoureuse est essentiellement une pratique sexuelle. Ce à quoi l’on pourrait répondre que la pratique amoureuse est au moins aussi complexe que la pratique sexuelle.
Cela ne dit pas non plus qu’il ne soit pas intéressant de parler de sexualité. La complexité même de cette dernière, ses infinies nuances, est un défi intellectuel en soi. Ni que la littérature érotique, qui connaît quelques chefs-d'œuvre, soit à mettre sur le banc des accusés, là n’est pas du tout la question. Cela, de toute manière, ne permet pas de savoir pourquoi l’amour a été évacué du propos, ni pourquoi la sentimentalité est suspecte.
Le sentimental, oui, constitue l’un des tabous de la société contemporaine, peut-être même l’un des plus puissants, là où la sexualité se banalise. Face à des valeurs aujourd’hui hautement répandues, la force, la compétitivité, il se range du côté des vaincus. Il n’est pas à propos de montrer sa vulnérabilité lors même qu’il s’agit d’être performant. Le propos dominant évacue la sentimentalité. Il lui préfère la sexualité. Car dans sa représentation priapique, la sexualité est synonyme de puissance et de force. Et comme terrain et expression de ce pouvoir, elle rassure. Le pouvoir rassure. Il permet de rester en phase avec le monde.
La sexualité est le terrain du politique. L’espace dans lequel le politique s’érotise. Inversement, le politique sera le terrain où la sexuel se sublime. S’il n’est pas faux de considérer que la pratique sexuelle, dans son contenu fantasmatique, aussi bien que la pratique de la politique d’ailleurs, relèvent d’un exercice du pouvoir, s’il n’est pas faux non plus d’assimiler la sexualité à la pratique amoureuse dans ses multiples aspects, il semblerait alors qu’assimiler l’amour à la politique ou la politique à l’amour soit une idée intéressante qui mériterait d’autres développements. Car l’amour, aussi, est pouvoir. On ne pense pas si bien le dire lorsqu’on évoque les «pouvoirs de l’amour». Et ce déni, à l’amour, de sa place, vient probablement de fait que nous savons que, dans le vécu, c’est lui qui domine, au point qu’il peut aisément nous distraire des affaires «majeures». Aussi, le contraindre à être une voix mineure reviendrait en quelque sorte à limiter son pouvoir de nuisance. Car en réalité nous tremblons tous devant l’amour. Et ne pas en parler renforce certainement son pouvoir.
Barthes, en somme, le réintroduit dans le propos, un propos performatif puisque «le dire, c’est le faire» (je me fie à la théorie austinienne). Les Fragments ne sont ni un roman, ni un poème. Barthes adopte le langage de l’essai pour lui faire dire ce que ce dernier a mis hors de sa portée. Il en adopte les codes pour les détourner de leur finalité et brouiller les catégories. Dans l’agora du sentiment, l’intime s’expose. L’intime se politise. Il devient l’instrument même du pouvoir de la parole.
Dans un essai, toujours contemporain dans la forme et dans le contenu, Roland Barthes pose la question de ce qu’il appelle «le discours amoureux». Mais qu’est-ce donc que ce discours qui fait l’objet d’un propos? Il s’agit de l’amour comme affection, celui au sein duquel on fait état de sa fragilité, sa vulnérabilité, qui est de nature à pouvoir envahir notre vécu, mais qui est néanmoins évacué du propos. Ce dernier peut encore théoriser sur l’amour, mais il ne s’agit pas de cela, puisqu’il s’agit de sortir des catégories intellectuelles, là où le sentiment amoureux a été abandonné. Déserté.
Et de quel propos parlons-nous? Il faut bien croire que, si le discours sentimental constitue aujourd’hui un propos mineur, il en existe un autre, un propos majeur qui, comme tout propos majeur, est la manifestation d’un pouvoir. Et comme ce dernier est le lieu où s’exerce le politique, le propos dominant dont nous parlons sans que nous en parlions – les champs des sciences et des savoirs, les arts – est celui où ces discours sont envisagés, de plus en plus, comme les lieux d’expression du politique. Le discours amoureux relève donc aujourd’hui d’un propos mineur (même le roman, jadis lieu même de son exercice, a quelque peine aujourd’hui à en parler), au regard d’un champ de pensée, voire d’une pratique intellectuelle et artistique au sein desquels il apparaît de moins en moins intéressant, de moins en moins crédible, de moins en moins légitime.
Qu’avons-nous fait du discours amoureux? Nous l’avons isolé, marginalisé, évacué du propos où il cède la place à l’un de ses symptômes, la sexualité. Ainsi: «Dans l’époque actuelle, cette espèce d’amour passion, d’amour romantique, n’est plus à la mode. (…) Ce qui apparaît obscène aujourd’hui, ce n’est pas la sexualité, c’est la sentimentalité», ajoute l’auteur des Fragments.
Cela ne dit pas, bien entendu, que la sexualité n’est qu’un symptôme de l’amour. Elle est, nous le savons, infiniment plus complexe, et sa pratique se déploie d’ailleurs aussi en dehors du champ de l’amour. À moins de considérer que la pratique amoureuse est essentiellement une pratique sexuelle. Ce à quoi l’on pourrait répondre que la pratique amoureuse est au moins aussi complexe que la pratique sexuelle.
Cela ne dit pas non plus qu’il ne soit pas intéressant de parler de sexualité. La complexité même de cette dernière, ses infinies nuances, est un défi intellectuel en soi. Ni que la littérature érotique, qui connaît quelques chefs-d'œuvre, soit à mettre sur le banc des accusés, là n’est pas du tout la question. Cela, de toute manière, ne permet pas de savoir pourquoi l’amour a été évacué du propos, ni pourquoi la sentimentalité est suspecte.
Le sentimental, oui, constitue l’un des tabous de la société contemporaine, peut-être même l’un des plus puissants, là où la sexualité se banalise. Face à des valeurs aujourd’hui hautement répandues, la force, la compétitivité, il se range du côté des vaincus. Il n’est pas à propos de montrer sa vulnérabilité lors même qu’il s’agit d’être performant. Le propos dominant évacue la sentimentalité. Il lui préfère la sexualité. Car dans sa représentation priapique, la sexualité est synonyme de puissance et de force. Et comme terrain et expression de ce pouvoir, elle rassure. Le pouvoir rassure. Il permet de rester en phase avec le monde.
La sexualité est le terrain du politique. L’espace dans lequel le politique s’érotise. Inversement, le politique sera le terrain où la sexuel se sublime. S’il n’est pas faux de considérer que la pratique sexuelle, dans son contenu fantasmatique, aussi bien que la pratique de la politique d’ailleurs, relèvent d’un exercice du pouvoir, s’il n’est pas faux non plus d’assimiler la sexualité à la pratique amoureuse dans ses multiples aspects, il semblerait alors qu’assimiler l’amour à la politique ou la politique à l’amour soit une idée intéressante qui mériterait d’autres développements. Car l’amour, aussi, est pouvoir. On ne pense pas si bien le dire lorsqu’on évoque les «pouvoirs de l’amour». Et ce déni, à l’amour, de sa place, vient probablement de fait que nous savons que, dans le vécu, c’est lui qui domine, au point qu’il peut aisément nous distraire des affaires «majeures». Aussi, le contraindre à être une voix mineure reviendrait en quelque sorte à limiter son pouvoir de nuisance. Car en réalité nous tremblons tous devant l’amour. Et ne pas en parler renforce certainement son pouvoir.
Barthes, en somme, le réintroduit dans le propos, un propos performatif puisque «le dire, c’est le faire» (je me fie à la théorie austinienne). Les Fragments ne sont ni un roman, ni un poème. Barthes adopte le langage de l’essai pour lui faire dire ce que ce dernier a mis hors de sa portée. Il en adopte les codes pour les détourner de leur finalité et brouiller les catégories. Dans l’agora du sentiment, l’intime s’expose. L’intime se politise. Il devient l’instrument même du pouvoir de la parole.
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