À Umam, une installation d’archives pour purger la violence
Une installation d’Alfred Tarazi, dans le hangar d’Umam à Haret Hreik, est une plongée dans l’esthétique des archives papier de la presse libanaise des années 30 à 80, qui fait le lien entre représentation de la femme et celle de la violence. Elle met en avant le lien entre «la libération du corps et celle de la terre» auxquelles la guerre civile a mis fin.



À l’heure où la presse libanaise a vu ses archives éparpillées, détruites ou irrémédiablement perdues, une installation d’Alfred Tarazi tente de les recomposer autour de la double récurrence de violence et de liberté propre au Liban. Elle regroupe les archives de plus de 130 magazines et journaux des années 30 à 80, une période d’essor et de guerres au Liban.

Le papier en porte les traces, en tant que support d’archives que l’artiste, très impliqué dans le traitement du passé de guerre, a puisées parfois jusque dans les poubelles.  Support d’une histoire marquée au Liban par la répétition, le papier est aussi un testament de la fragilité du pays et de sa capitale. Parce que Beyrouth produit «un nombre impressionnant de 400 titres, mais dont il ne reste parfois rien». Elle est une «ville de papier», selon l’artiste. Elle est aussi fragile parce que piégée dans une image «surévaluée» qui la mène à la catastrophe. Au néant.

L’installation qui porte le titre de «mémoire d’une ville de papier» est donc en partie un moyen de «donner du sens aux archives retrouvées», explique Monika Borgmann, co-directrice d’Umam. Elle valorise même dans sa structure et sa dynamique l’esthétique du papier: pris entre érotisme exacerbé de silhouettes découpées sur du carton et violences du passé sobrement archivées, le regard du visiteur est guidé par une curiosité nouvelle, presque libératrice.

La femme comme métaphore de liberté

Les archives exposées dévoilent en effet dans leur contenu une expérience mouvementée alliant représentation féminine et violence politique, qui paraît caractéristique de l’histoire moderne du Liban.  Alfred Tarazi explique que «la femme est un baromètre des libertés» et qu’une telle représentation «qui se développe et se métamorphose est d’autant plus chargée qu’elle émane d’hommes».

L’installation analyse dans la presse libanaise l’image de la femme «suspendue entre la liberté et la vision machiste». Les unes se succèdent pour montrer différents liens entre la femme, d’une part, «la modernité et la consommation», de l’autre, ou encore «la luxure qui renvoie à toutes les étapes de la répression sexuelle (…)», avec une émulation des modèles occidentaux, comme Playboy, fût-elle à des fins commerciales.

Miziara et la Dame des lunes noires

Mais l’artiste fait surtout le lien entre la femme et «la liberté, dans sa symbolique politique». «Dans certaines revues comme al-Dabbour et as-Sayyad, la Palestine usurpée par le sionisme est une femme, la liberté de la presse est aussi une femme», selon une description de l’exposition.


L’artiste fait à Ici Beyrouth le constat d’une «effervescence dans la presse libanaise des années 70 autour de deux phénomènes : la cause palestinienne et la libération sexuelle». «La guerre civile met un terme définitif à la libération de la terre et la libération du corps», dit-il, en valorisant «la corrélation terre-corps».

Une représentation de la violence politique, parallèle à celle de la femme, se manifeste aussi dans le conflit armé, les massacres ou conflits itinérants. L’artiste en sélectionne quelques-uns sans critère objectif, puisqu’ «il n’y a pas d’histoire, il y a uniquement des historiens», explique M. Tarazi. Son approche place ainsi les archives de la tuerie de Miziara de 1957 non loin de l’affiche de la Dame des lunes noires, film fantastique libanais de 1971.

La mémoire de Lokman Slim

La violence prend également forme «dans une culture systématique d’assassinats politiques», selon l’exposant, qui rend hommage aux journalistes ayant payé le prix de cette culture dans la période 1930-1980: Nassib Metni, Kamel Mroueh, Ghassan Kanafani, Nabil Azzam, Edouard Saab et Salim al-Lawzi.

Sans être inscrite dans les archives, la mémoire de Lokman Slim, cofondateur d’Umam et journaliste assassiné en 2021 était présente dans l’exposition, dont il avait accompagné l’idée. Son assassinat est en soi la preuve de la violence en «cycles ininterrompus» caractéristique du Liban, selon les termes d’Alfred Tarazi. Il fait aussi état de récurrence des problèmes de corruption, d’électricité, de confessionnalisme, dénoncés dans les années 50 et aujourd’hui.

Les archives outil «politique»

«Les outils ont changé, mais pas la guerre (…)» qui semble être «une manifestation de la modernité du Liban», selon les curateurs. Si «la presse a pu forger des opinions ou dénoncer ces transgressions», les archives, elles, sont le moyen de briser le cercle vicieux de la répétition. «Les archives ont un rôle à jouer dans l’espace public et doivent être présentes dans le discours politique», relève Monika Borgmann, en rappelant l’engagement de l’ONG à «construire des archives citoyennes».

Pour Alfred Tarazi, l’objectif est de préserver le papier et d’accompagner le passage au digital, qui n’en est au final que le prolongement.  Autant les archives papier que digitales risquent d’être compromises par le temps. «Il ne faut jamais prendre l’archive comme si elle était là. L’archive c’est un travail, c’est beaucoup d’argent, c’est une projection dans l’avenir», conclut l’artiste.

Le papier devient un moyen de s’émanciper de cette violence qui n’a eu que trop souvent raison de la liberté au Liban.

L’installation qui invite à une telle réflexion a été inaugurée dans le hangar d’Umam à Haret Hreik le 10 juin, au lendemain de la journée internationale des archives. Elle se poursuit jusqu’au 10 juillet, du lundi au samedi de 11 h à 19h, avec le soutien du Fonds arabe pour les arts et culture et Culture Resource (al-Mawred al-Thakafi).
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