Chaque retour au Liban porte en creux le tout premier, comme nos pieds gardent l’empreinte des premiers pas. Aujourd’hui encore, ce passé là…
Revenir au pays après mes deux premières années à l’étranger. Il est cinq heures du matin. Je ne suis pas au bout du voyage. De la nuit. La traversée passe par la mer. J’avais quitté par avion, Beyrouth n’était pas encore coupée en deux. Depuis, le transit par Chypre était devenu inévitable pour les chrétiens, l’aéroport du Liban est dans Beyrouth-Ouest. Pays tailladé de frontières intérieures, en fonction de la religion. Confessions précisées sur les cartes d’identité. Des barricades où veillent des hommes qui parfois tuent par simple coup d’œil sur le papier. De Larnaca, rejoindre le port maritime de Jounieh. Mes parents viennent me chercher.
Mer Méditerranée. Sur le bateau, des compatriotes. Leurs expressions sont des passerelles vers le pays. Laissés seuls, les regards s’autorisent la détresse. Puis le compagnon arrive, délaie les yeux et les langues:
- Tu vois, si on avait un gouvernement, le Liban serait le plus beau pays du monde!
- Hayda ghadab allah aalayna! (C’est la colère de Dieu contre nous!) Que peut-on faire?
Un autre attroupement, plus loin, à bord du bateau au glissement sourd.
- En Amérique, sept heures, ça veut dire sept heures! Tu ne peux pas arriver en retard! Ma fi aatfeh! Ma fi aatfeh bi Amerka! (Il n’y a pas d’affection en Amérique!) Ma fi rahme! (Il n’y a pas de compassion!)
Je m’approche, je veux voir le visage qui parle, le remous des yeux. Comment parle-t-on d’affection? Une dame au timbre rouillé, l’âge de ma grand-mère. Aurait-elle supporté l’Occident, téta? Et toi, Jeddo, y aurais-tu survécu? J’entends ta voix tonner «La mort plutôt que l’exil!».
Je ne peux pas regarder la femme. Je ne veux plus écouter. Je les envie de simplifier, l’affection serait une affaire de lieu. En France, sur ce bateau. Le Liban. L’affection serait-elle mystère d’espace? Je ne pose pas la question, je ne peux pas penser, je ne veux pas d’image.
Deux années sans revoir mes parents. Mes frères. Le lien s’est nourri des raccourcis du téléphone, de la culpabilité de vivre loin. Entraînée à éviter les questions, à débiter les nouvelles sous forme de titres ramassés. Comme les brèves journalistiques. Comment donner âme à ce savoir, si je n’y suis pas? Quelle est la réalité des bombardements, des mariages et des naissances… si je n’y suis pas? C’est quoi la dévaluation de la livre libanaise? Et les drames ordinaires? Si je n’en touche pas la matière? Je ne veux pas d’images. C’est quoi parler, entendre parler de ce qu’on ne vit pas? Il faut le silence de l’après, bien après avoir raccroché. Dans cette immobilité, l’émotion. Après et plus rien d’autre.
Le retour prend le temps de la traversée. La salle est vide, le soleil mûrit à sa vitesse matinale. La radio passe une chanson des Doors, Break on Through to the Other Side. Je vois enfin la mer, large comme la voix. On avait embarqué de nuit. Enfin la mer. Le bateau s’appelle Victory. Quelle victoire? Quelles guerres? J’ai peur de ce retour. Victory. Devoir voir. Sur un bateau, le temps laisse trop de place aux pensées.
Sur le bateau, les passagers débordent d’excitation, ils sont en route vers le Liban. Les douleurs de la guerre se passent de sens, qui voudrait comprendre? Trop tôt. «Que Shaytan règne sur terre s’il le faut! Satan mais que ça cesse!… Que les bombardements cessent!» Parce qu’il n’est pas déjà sur terre? «Tu ne peux pas comprendre, tu n’es pas là!» À quoi sert de comprendre, si je n’y suis pas? Quand l’œil ne voit pas, le cœur ne souffre pas*. On me parle comme si je n’avais pas vécu notre guerre. Malgré dix ans dans ses battements froids, ses tumultes.
L’effervescence annonce l’approche de la terre, l’inéluctable arrivée. En mer, l’espace laisse trop de place aux mots. On voit des points sur le rivage, des hommes. Mes parents parmi la foule. Maman, papa. Une émotion immédiate implose en moi, l’affolement du sang. L’amour immense, impossible à contenir en corps humain. Je les aime, c’est là, dans la densité qui me resserre les os. À en perdre la raison. Dans le bourdonnement intérieur. Je suis seule, avec la virulence de cet amour rétif. Le face-à-face avec l’absolu, vie ou mort. Une suspension. Ma conscience n’est plus. Rien. Papa et maman, en face.
Je vois la mer, sa profondeur. Un Shaytan sur terre, Satan, mais que ça cesse. La joie simple alentour accentue l’étrangeté de l’instant. Toi, tu ne peux pas comprendre… Je me retire dans les toilettes.
Quand j’émerge, – quand? – quelque chose est perdu qui me libère. Le retour est possible. En mer, l’espace prend le temps de se dérouler. La terre s’approche, je ne vois pas bien de loin, mais je les repère sans hésiter, mes parents. La vue n’est qu’un sens quand il s’agit d’eux. Les cheveux blancs de mon père et ses lunettes carrées. Ma mère. Je n’ai pas besoin de plus pour la reconnaître. Il lui suffit d’être. Là. Ma mère.
Cracher le trop-plein, leur éviter le trouble. Soudain, le rivage s’avance. Je dois arriver vide, sans soupçon. Ils pourraient en souffrir. «Tu n’as pas de cœur, toi… quitter… nous faire ça…»
Vide, qu’ils m’emplissent de leurs émotions.
*Dicton : Aaynan la ta2shaa, kalban la youjaa.
Site Web de Gracia Bejjani
Page YouTube de Gracia Bejjani
Revenir au pays après mes deux premières années à l’étranger. Il est cinq heures du matin. Je ne suis pas au bout du voyage. De la nuit. La traversée passe par la mer. J’avais quitté par avion, Beyrouth n’était pas encore coupée en deux. Depuis, le transit par Chypre était devenu inévitable pour les chrétiens, l’aéroport du Liban est dans Beyrouth-Ouest. Pays tailladé de frontières intérieures, en fonction de la religion. Confessions précisées sur les cartes d’identité. Des barricades où veillent des hommes qui parfois tuent par simple coup d’œil sur le papier. De Larnaca, rejoindre le port maritime de Jounieh. Mes parents viennent me chercher.
Mer Méditerranée. Sur le bateau, des compatriotes. Leurs expressions sont des passerelles vers le pays. Laissés seuls, les regards s’autorisent la détresse. Puis le compagnon arrive, délaie les yeux et les langues:
- Tu vois, si on avait un gouvernement, le Liban serait le plus beau pays du monde!
- Hayda ghadab allah aalayna! (C’est la colère de Dieu contre nous!) Que peut-on faire?
Un autre attroupement, plus loin, à bord du bateau au glissement sourd.
- En Amérique, sept heures, ça veut dire sept heures! Tu ne peux pas arriver en retard! Ma fi aatfeh! Ma fi aatfeh bi Amerka! (Il n’y a pas d’affection en Amérique!) Ma fi rahme! (Il n’y a pas de compassion!)
Je m’approche, je veux voir le visage qui parle, le remous des yeux. Comment parle-t-on d’affection? Une dame au timbre rouillé, l’âge de ma grand-mère. Aurait-elle supporté l’Occident, téta? Et toi, Jeddo, y aurais-tu survécu? J’entends ta voix tonner «La mort plutôt que l’exil!».
Je ne peux pas regarder la femme. Je ne veux plus écouter. Je les envie de simplifier, l’affection serait une affaire de lieu. En France, sur ce bateau. Le Liban. L’affection serait-elle mystère d’espace? Je ne pose pas la question, je ne peux pas penser, je ne veux pas d’image.
Deux années sans revoir mes parents. Mes frères. Le lien s’est nourri des raccourcis du téléphone, de la culpabilité de vivre loin. Entraînée à éviter les questions, à débiter les nouvelles sous forme de titres ramassés. Comme les brèves journalistiques. Comment donner âme à ce savoir, si je n’y suis pas? Quelle est la réalité des bombardements, des mariages et des naissances… si je n’y suis pas? C’est quoi la dévaluation de la livre libanaise? Et les drames ordinaires? Si je n’en touche pas la matière? Je ne veux pas d’images. C’est quoi parler, entendre parler de ce qu’on ne vit pas? Il faut le silence de l’après, bien après avoir raccroché. Dans cette immobilité, l’émotion. Après et plus rien d’autre.
Le retour prend le temps de la traversée. La salle est vide, le soleil mûrit à sa vitesse matinale. La radio passe une chanson des Doors, Break on Through to the Other Side. Je vois enfin la mer, large comme la voix. On avait embarqué de nuit. Enfin la mer. Le bateau s’appelle Victory. Quelle victoire? Quelles guerres? J’ai peur de ce retour. Victory. Devoir voir. Sur un bateau, le temps laisse trop de place aux pensées.
Sur le bateau, les passagers débordent d’excitation, ils sont en route vers le Liban. Les douleurs de la guerre se passent de sens, qui voudrait comprendre? Trop tôt. «Que Shaytan règne sur terre s’il le faut! Satan mais que ça cesse!… Que les bombardements cessent!» Parce qu’il n’est pas déjà sur terre? «Tu ne peux pas comprendre, tu n’es pas là!» À quoi sert de comprendre, si je n’y suis pas? Quand l’œil ne voit pas, le cœur ne souffre pas*. On me parle comme si je n’avais pas vécu notre guerre. Malgré dix ans dans ses battements froids, ses tumultes.
L’effervescence annonce l’approche de la terre, l’inéluctable arrivée. En mer, l’espace laisse trop de place aux mots. On voit des points sur le rivage, des hommes. Mes parents parmi la foule. Maman, papa. Une émotion immédiate implose en moi, l’affolement du sang. L’amour immense, impossible à contenir en corps humain. Je les aime, c’est là, dans la densité qui me resserre les os. À en perdre la raison. Dans le bourdonnement intérieur. Je suis seule, avec la virulence de cet amour rétif. Le face-à-face avec l’absolu, vie ou mort. Une suspension. Ma conscience n’est plus. Rien. Papa et maman, en face.
Je vois la mer, sa profondeur. Un Shaytan sur terre, Satan, mais que ça cesse. La joie simple alentour accentue l’étrangeté de l’instant. Toi, tu ne peux pas comprendre… Je me retire dans les toilettes.
Quand j’émerge, – quand? – quelque chose est perdu qui me libère. Le retour est possible. En mer, l’espace prend le temps de se dérouler. La terre s’approche, je ne vois pas bien de loin, mais je les repère sans hésiter, mes parents. La vue n’est qu’un sens quand il s’agit d’eux. Les cheveux blancs de mon père et ses lunettes carrées. Ma mère. Je n’ai pas besoin de plus pour la reconnaître. Il lui suffit d’être. Là. Ma mère.
Cracher le trop-plein, leur éviter le trouble. Soudain, le rivage s’avance. Je dois arriver vide, sans soupçon. Ils pourraient en souffrir. «Tu n’as pas de cœur, toi… quitter… nous faire ça…»
Vide, qu’ils m’emplissent de leurs émotions.
*Dicton : Aaynan la ta2shaa, kalban la youjaa.
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