Qui a visionné «Dr Folamour ou comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe» (1) a intérêt à me lire jusqu’au dernier paragraphe.
Sur le théâtre européen des opérations, une question lancinante se pose quant aux intentions de Vladimir Poutine: celui-ci aurait-il recours à l’arme atomique-tactique, dans un premier temps? Cette interrogation est d’autant plus angoissante que le président Macron a déclaré qu’il ne fallait pas humilier la FDR. En effet, le satrape de Moscou, au cas où il se sentirait coincé, pourrait être tenté d’employer l’arme suprême dans sa version édulcorée ou appauvrie. N’avait-il pas placé ses forces nucléaires en état d’alerte quasi-maximale à la fin de février 2022? L’escalade de la tension est donc envisageable, même si l’ambassadeur russe à Londres s’est toujours voulu rassurant: d’après lui, tant que l’existence de l’État national n’est pas menacée, les règles de l’engagement qui prévalent dans son pays n’impliquent pas le recours à de telles extrémités.
Or Poutine peut se révéler imprévisible, et on a vu combien d’experts du continent euro-asiatique, comme Hélène Carrère d’Encausse, se sont trompés sur son compte. La secrétaire perpétuelle de l’Académie française avait en effet affirmé que l’ancien du KGB n’agresserait pas l’Ukraine car, toujours d’après elle, il était en quête de nouveaux alliés sur la scène internationale. Un tel misreading fut partagé par Renaud Girard du Figaro, encore un spécialiste auto-proclamé des pays slaves. Celui-ci croyait pouvoir récuser les rapports de la communauté des renseignements occidentaux qui disait l’agression imminente.
Clichés et stéréotypes
Alors, faisons preuve d’impertinence, arrêtons d’interroger les politologues, les économistes ou même les espions, pour chercher, dans le monde culturel et mental, les clés du mystère d’une possible déflagration nucléaire. Attachons-nous plutôt à la littérature pour saisir l’âme russe et ses idiosyncrasies, sur fond sonore des magnifiques chorales qui de l’Oural, qui de la taïga, qui d’Arkhangelsk ou de Vladivostok. Peut-être distinguerons-nous plus clairement les mécanismes secrets à même d’entraîner l’affrontement ultime et funeste.
Un écrivain porté par sa sensibilité et son imagination peut nous apprendre plus sur un peuple et ses réactions que toutes les enquêtes sociologiques et tous les sondages. Heinrich Heine, le poète, le romantique allemand, avait prévenu le monde contre l’instinct belliqueux des Teutons, un siècle avant les horreurs nazies; il avait dit que certes, «le christianisme avait adouci, jusqu’à un certain point, la brutale ardeur batailleuse des Germains, mais il n’a pas pu la détruire, et quand la croix … viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattants. Alors, et ce jour, hélas, viendra, les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux, essuieront de leurs yeux la poussière séculaire; Thor se dressera avec son marteau gigantesque et démolira les cathédrales gothiques».
Si l’on veut bien écouter Cassandre et prêter aux caractères nationaux une certaine validité, on peut valablement avancer que le Russe est essentiellement un homo religiosus, même s’il a professé le matérialisme à l’époque communiste. C’est un être porté sur le mysticisme, sur la démesure et prompt à l’emballement pour un idéal. C’est la foi religieuse, nationale ou patriotique qui le caractérise et qui est le moteur de son action. Selon Dostoïevski, «le besoin spirituel le plus élémentaire du peuple russe est la nécessité de la souffrance», la souffrance qu’il s’inflige à lui-même et, j’ajouterai, celle qu’il inflige aux autres, si vous voulez bien me croire.
Certes les clichés et les stéréotypes sont réducteurs mais ils ne sont pas toujours à dédaigner: ils peuvent charrier une part de vérité. La question ne relève pas d’une simple hypothèse d’école, car tant qu’il y a quelque part un bouton atomique, peut-on se fier à un «archétype psychologique» (2) pour s’expliquer une agression militaire ou préjuger d’une réaction diplomatique?
L’âme russe existe, je l’ai rencontrée!
Mais voyons ce qu’en pense le prix Nobel de littérature Czeslaw Milosz, un Polonais qui a côtoyé l’URSS et ses citoyens bolcheviques sa vie durant (3). S’il était encore en vie, il dirait que Poutine a, en tant que Russe, intériorisé une vision dualiste du monde d’après laquelle les deux principes premiers du Bien et du Mal sont irréductibles, et en lutte perpétuelle. Cette vision propagée par des sectes de la chrétienté de l’Est nous enseigne que ce monde de la Création est régi par Satan, et qu’on n’a qu’à attendre le Royaume de Dieu pour mettre un terme aux malheurs qu’on vit pour nulle autre raison que celle d’être né. Toute révolte contre la loi terrestre infâme et toute remise en cause de cette fatalité est par conséquent inutile. La littérature russe, celle de Dostoïevski plus précisément, nous offre les exemples de saints hommes comme le prince Myshkin et Alyosha Karamazov, personnages typiques d’un monde mental dualiste, qu’on ne retrouve pas, d’après Milosz, dans les diverses littératures européennes (4). Ces modèles humains nous posent un dilemme impitoyable: «ou tout le Bien ou pas de Bien du tout».
Alors, dans l’action politique, faire un peu plus de mal, ou un peu moins, ne revient-il pas au même? Appuyer sur le bouton atomique, réduire des villes en cendres ou mener une guerre juste et faire preuve de compassion, c’est kif-kif puisqu’après tout, l’individu n’est pas à blâmer du moment que c’est le Mal qui gouverne ce bas monde, et qu’il assume la responsabilité des infortunes qui s’abattent sur les hommes.
Cette résignation devant le Mal et la violence relève, non de la haine de l’autre, mais d’un certain respect de la nécessité. En acceptant l’oppression et l’injustice et en s’y soumettant, on contribue à accélérer le cours des choses jusqu’au jour J, celui de la Délivrance.
Poutine, Dr Strangelove ou Dr Folamour, le Russe façonné par le dualisme, aurait-il recours à l’arme nucléaire tactique, pour ne pas perdre la face? Le ferait-il comme s’il accomplissait un acte de contrition et de pitié? On nous rétorquera que non, en citant le précédent de Nikita Khrouchtchev qui recula face au président américain lors de la crise des missiles en octobre 1962. Or c’est oublier qu’on avait frôlé la catastrophe de près et que, d’autre part, ce dirigeant soviétique avait vécu la Deuxième Guerre mondiale jusqu’aux horreurs de Stalingrad. Il savait ce qu’était la guerre totale et les exterminations de masse, et de ce fait, il n’était pas disposé à prendre des risques démesurés. Cette «expérience rédhibitoire» manquera toujours à Poutine qui, à son opposé, et quoique ancien du KGB, n’a conduit des opérations militaires que dans les périphéries du territoire national. De la réalité d’un conflit généralisé et total et de ses hécatombes, il n’a qu’une connaissance livresque et il serait tenté de se soumettre inconsciemment à la roue de la fatalité. Un dicton polonais nous dit que le Russe est en mesure de tuer une personne pour ensuite verser de chaudes larmes sur elle.
Aux contre-attaques fulgurantes menées avec succès par les Ukrainiens au début du conflit a succédé une guerre de tranchées, de «broyage de l’ennemi» sous l’intensité du feu. Une guerre qui risque d’être longue comme l’a été et le sera toujours la lutte implacable entre le Bien et le Mal. Le romancier américain Robert Littell, encore un spécialiste de la Russie, nous affirme que «Poutine a déjà perdu». Cette affirmation n’est guère rassurante, car jusqu’où irait le tsar Vladimir maintenant que la Troisième Guerre mondiale est déclenchée? Maintenant qu’il est donné à l’âme russe d’assurer sa filiation dans la souffrance!
1-«Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb» est une comédie satirique et cauchemardesque sur le recours à l’arme atomique. Elle est de Stanley Kubrick, 1964.
2- Dénomination empruntée au regretté père Sélim Abou.
3- Czeslaw Milosz, Native Realm, New York, 2002, pp.128s.
4- Le prince Myshkin est le personnage principal de L’idiot de Dostoïevsky, et Alyosha le séminariste qui apparaît dans Les frères Karamazov. Tous deux sont des êtres d’extrême bonté et de charité chrétienne.
Sur le théâtre européen des opérations, une question lancinante se pose quant aux intentions de Vladimir Poutine: celui-ci aurait-il recours à l’arme atomique-tactique, dans un premier temps? Cette interrogation est d’autant plus angoissante que le président Macron a déclaré qu’il ne fallait pas humilier la FDR. En effet, le satrape de Moscou, au cas où il se sentirait coincé, pourrait être tenté d’employer l’arme suprême dans sa version édulcorée ou appauvrie. N’avait-il pas placé ses forces nucléaires en état d’alerte quasi-maximale à la fin de février 2022? L’escalade de la tension est donc envisageable, même si l’ambassadeur russe à Londres s’est toujours voulu rassurant: d’après lui, tant que l’existence de l’État national n’est pas menacée, les règles de l’engagement qui prévalent dans son pays n’impliquent pas le recours à de telles extrémités.
Or Poutine peut se révéler imprévisible, et on a vu combien d’experts du continent euro-asiatique, comme Hélène Carrère d’Encausse, se sont trompés sur son compte. La secrétaire perpétuelle de l’Académie française avait en effet affirmé que l’ancien du KGB n’agresserait pas l’Ukraine car, toujours d’après elle, il était en quête de nouveaux alliés sur la scène internationale. Un tel misreading fut partagé par Renaud Girard du Figaro, encore un spécialiste auto-proclamé des pays slaves. Celui-ci croyait pouvoir récuser les rapports de la communauté des renseignements occidentaux qui disait l’agression imminente.
Clichés et stéréotypes
Alors, faisons preuve d’impertinence, arrêtons d’interroger les politologues, les économistes ou même les espions, pour chercher, dans le monde culturel et mental, les clés du mystère d’une possible déflagration nucléaire. Attachons-nous plutôt à la littérature pour saisir l’âme russe et ses idiosyncrasies, sur fond sonore des magnifiques chorales qui de l’Oural, qui de la taïga, qui d’Arkhangelsk ou de Vladivostok. Peut-être distinguerons-nous plus clairement les mécanismes secrets à même d’entraîner l’affrontement ultime et funeste.
Un écrivain porté par sa sensibilité et son imagination peut nous apprendre plus sur un peuple et ses réactions que toutes les enquêtes sociologiques et tous les sondages. Heinrich Heine, le poète, le romantique allemand, avait prévenu le monde contre l’instinct belliqueux des Teutons, un siècle avant les horreurs nazies; il avait dit que certes, «le christianisme avait adouci, jusqu’à un certain point, la brutale ardeur batailleuse des Germains, mais il n’a pas pu la détruire, et quand la croix … viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattants. Alors, et ce jour, hélas, viendra, les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux, essuieront de leurs yeux la poussière séculaire; Thor se dressera avec son marteau gigantesque et démolira les cathédrales gothiques».
Si l’on veut bien écouter Cassandre et prêter aux caractères nationaux une certaine validité, on peut valablement avancer que le Russe est essentiellement un homo religiosus, même s’il a professé le matérialisme à l’époque communiste. C’est un être porté sur le mysticisme, sur la démesure et prompt à l’emballement pour un idéal. C’est la foi religieuse, nationale ou patriotique qui le caractérise et qui est le moteur de son action. Selon Dostoïevski, «le besoin spirituel le plus élémentaire du peuple russe est la nécessité de la souffrance», la souffrance qu’il s’inflige à lui-même et, j’ajouterai, celle qu’il inflige aux autres, si vous voulez bien me croire.
Certes les clichés et les stéréotypes sont réducteurs mais ils ne sont pas toujours à dédaigner: ils peuvent charrier une part de vérité. La question ne relève pas d’une simple hypothèse d’école, car tant qu’il y a quelque part un bouton atomique, peut-on se fier à un «archétype psychologique» (2) pour s’expliquer une agression militaire ou préjuger d’une réaction diplomatique?
L’âme russe existe, je l’ai rencontrée!
Mais voyons ce qu’en pense le prix Nobel de littérature Czeslaw Milosz, un Polonais qui a côtoyé l’URSS et ses citoyens bolcheviques sa vie durant (3). S’il était encore en vie, il dirait que Poutine a, en tant que Russe, intériorisé une vision dualiste du monde d’après laquelle les deux principes premiers du Bien et du Mal sont irréductibles, et en lutte perpétuelle. Cette vision propagée par des sectes de la chrétienté de l’Est nous enseigne que ce monde de la Création est régi par Satan, et qu’on n’a qu’à attendre le Royaume de Dieu pour mettre un terme aux malheurs qu’on vit pour nulle autre raison que celle d’être né. Toute révolte contre la loi terrestre infâme et toute remise en cause de cette fatalité est par conséquent inutile. La littérature russe, celle de Dostoïevski plus précisément, nous offre les exemples de saints hommes comme le prince Myshkin et Alyosha Karamazov, personnages typiques d’un monde mental dualiste, qu’on ne retrouve pas, d’après Milosz, dans les diverses littératures européennes (4). Ces modèles humains nous posent un dilemme impitoyable: «ou tout le Bien ou pas de Bien du tout».
Alors, dans l’action politique, faire un peu plus de mal, ou un peu moins, ne revient-il pas au même? Appuyer sur le bouton atomique, réduire des villes en cendres ou mener une guerre juste et faire preuve de compassion, c’est kif-kif puisqu’après tout, l’individu n’est pas à blâmer du moment que c’est le Mal qui gouverne ce bas monde, et qu’il assume la responsabilité des infortunes qui s’abattent sur les hommes.
Cette résignation devant le Mal et la violence relève, non de la haine de l’autre, mais d’un certain respect de la nécessité. En acceptant l’oppression et l’injustice et en s’y soumettant, on contribue à accélérer le cours des choses jusqu’au jour J, celui de la Délivrance.
Poutine, Dr Strangelove ou Dr Folamour, le Russe façonné par le dualisme, aurait-il recours à l’arme nucléaire tactique, pour ne pas perdre la face? Le ferait-il comme s’il accomplissait un acte de contrition et de pitié? On nous rétorquera que non, en citant le précédent de Nikita Khrouchtchev qui recula face au président américain lors de la crise des missiles en octobre 1962. Or c’est oublier qu’on avait frôlé la catastrophe de près et que, d’autre part, ce dirigeant soviétique avait vécu la Deuxième Guerre mondiale jusqu’aux horreurs de Stalingrad. Il savait ce qu’était la guerre totale et les exterminations de masse, et de ce fait, il n’était pas disposé à prendre des risques démesurés. Cette «expérience rédhibitoire» manquera toujours à Poutine qui, à son opposé, et quoique ancien du KGB, n’a conduit des opérations militaires que dans les périphéries du territoire national. De la réalité d’un conflit généralisé et total et de ses hécatombes, il n’a qu’une connaissance livresque et il serait tenté de se soumettre inconsciemment à la roue de la fatalité. Un dicton polonais nous dit que le Russe est en mesure de tuer une personne pour ensuite verser de chaudes larmes sur elle.
Aux contre-attaques fulgurantes menées avec succès par les Ukrainiens au début du conflit a succédé une guerre de tranchées, de «broyage de l’ennemi» sous l’intensité du feu. Une guerre qui risque d’être longue comme l’a été et le sera toujours la lutte implacable entre le Bien et le Mal. Le romancier américain Robert Littell, encore un spécialiste de la Russie, nous affirme que «Poutine a déjà perdu». Cette affirmation n’est guère rassurante, car jusqu’où irait le tsar Vladimir maintenant que la Troisième Guerre mondiale est déclenchée? Maintenant qu’il est donné à l’âme russe d’assurer sa filiation dans la souffrance!
1-«Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb» est une comédie satirique et cauchemardesque sur le recours à l’arme atomique. Elle est de Stanley Kubrick, 1964.
2- Dénomination empruntée au regretté père Sélim Abou.
3- Czeslaw Milosz, Native Realm, New York, 2002, pp.128s.
4- Le prince Myshkin est le personnage principal de L’idiot de Dostoïevsky, et Alyosha le séminariste qui apparaît dans Les frères Karamazov. Tous deux sont des êtres d’extrême bonté et de charité chrétienne.
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