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C’est dans la chambre de Daniel, un étudiant qu’elle a rencontré à la fac de droit de Bordeaux, qu’Emily, originaire du Minnesota, aperçoit l’enseigne pour la première fois: «Maison Atlas: ici on vend tout!» À travers ce panneau publicitaire, c’est une histoire familiale intimement liée à celle de l’Algérie et de la colonisation française qui se dévoile.

Naturalisé français, Joseph, l’arrière-grand-père de Daniel, a initié la trajectoire sociale ascendante de la lignée des Atlas. À Alger, c’est lui qui a fait sortir la famille de la misère en ouvrant son premier magasin dans la Casbah. Son fils aura un prénom français, Henri, et se lancera dans une brillante carrière politique qui le conduira jusqu’à la présidence de l’Assemblée. Mais Daniel porte un regard critique sur cette assimilation forcée qu’il considère comme un marché de dupes, sur le dos de leurs frères arabes: «Quelle farce! Nous n’étions pas français, mais des Arabes juifs!» Le père de Daniel, Sammy, a suivi le FLN au moment de la Guerre d’indépendance, mais depuis, la situation dans le pays a changé: «Aux leaders révolutionnaires que ses amis et lui ont naguère soutenus, lors de premiers mois enivrants, a succédé un parti unique et autocratique.»

Lorsqu’Emily fait la connaissance de Daniel Atlas en 1993, l’Algérie vit sous la terreur du Groupe islamique armé (GIA), qui dresse des listes de personnes à assassiner et multiplie les attentats. En réponse, le gouvernement envoie l’armée dont le rôle devient de plus en plus central dans la vie politique, étouffant peu à peu la démocratie. La jeune femme, qui découvre la situation à mesure que son petit ami la lui expose, l’interroge: «Et toi, tu es de quel côté?» «Voilà une question bien américaine!», s’amuse Daniel. «Il faut toujours qu’il y ait deux camps n’est-ce pas? Le bien et le mal, les bons et les méchants. Dans cette guerre sale, il n’y a pas de choix satisfaisant.»

Plongée au cœur de la décennie noire

Puis un matin, Emily se réveille seule dans le lit. Daniel est parti. Inquiet pour sa famille, il est rentré en Algérie. L’étudiante trouve alors dans l’étude de l’histoire du pays de l’homme qu’elle aime, et dans la lecture de journaux, le moyen de se rapprocher de lui et de comprendre ce qui a motivé son départ. La deuxième partie du roman raconte l’histoire du point de vue de Daniel. Le climat oppressant de l’Algérie durant la décennie noire est restitué avec un grand souci documentaire. À la suite de l’assassinat de son père, Daniel décide de prendre part à la lutte contre le GIA. Se faisant passer pour un Arabe de la Casbah, nommé Ahmed, l’ancien étudiant va alors connaître les dangers de la clandestinité. Durant les longues heures de planque, une question le taraude: «Une fois qu’on a été agent secret, est-ce qu’on peut vraiment refaire surface? Pourrait-il rentrer chez lui à El Biar? Une personne croisée dans sa vie clandestine allait forcément le reconnaître un jour, même sans sa barbe et faire le lien.»


Roman choral qui interroge les notions d’engagement et de transmission, le premier roman d’Alice Kaplan, spécialiste reconnue d’Albert Camus, frappe par sa densité romanesque. À travers la passion contrariée entre Emily et Daniel, Alice Kaplan montre avec brio comment l’histoire, même lorsqu’on cherche à la remiser dans les oubliettes de la mémoire, finit toujours par s’imposer, vivace, dans notre présent.

Maison Atlas d'Alice Kaplan, traduit de l’américain par Patrick Hersant, Le Bruit du monde, 2022.

Par Jean-Philippe Guirado

Cet article a été originalement publié sur le blog Mare Nostrum.
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