Avec une livre libanaise soumise à plusieurs taux de change en perpétuel changement, la confusion est au menu. Au niveau professionnel, c’est un casse-tête pour les entreprises, qui s’en remettent à leur comptable/audit qui, à leur tour, traitent cette migraine comme ils peuvent.
Le domaine de la comptabilité était déjà compliqué avant la crise. Maintenant c’est pire. Il s’agit ici d’examiner le labyrinthe qu’est devenue la comptabilité des entreprises au Liban, à l’ombre de ces nouvelles complications.
Quel taux de change?
Contre toute logique, le taux de 1.500 LL pour un dollar, établi depuis 1997, demeure le taux de change officiel jusqu’à ce jour. Les services étatiques sont par conséquent payés selon ce taux.
Mais les choses sont beaucoup plus compliquées que cela: il y a aussi les lollars à 8.000 LL – ou à 12.000 LL selon quelle circulaire de la Banque centrale (BDL) est appliquée –, puis Sayrafa, puis le marché parallèle, à des taux variables.
Pour revenir aux professionnels du secteur, rappelons les bases. Un bilan comptable est un document qui représente tous les éléments qu’une entreprise possède (l’actif) et qu’elle doit (le passif). Cela peut inclure des actifs à court terme, tels que la trésorerie, les disponibilités (la caisse ou le compte en banque) et les comptes débiteurs, puis des actifs à long terme tels que les immobilisations corporelles (véhicules, bureaux, etc.). De même, les passifs peuvent comprendre des obligations à court terme telles que les comptes créditeurs et les salaires à payer, ou des passifs à long terme tels que les emprunts bancaires et autres titres de créance. Or tous ces éléments peuvent être calculés selon leur valeur réelle ou fictive, si on arrive à la déterminer, et il n’y a pas d’instruction claire à ce sujet.
C’est une affaire de point de vue
La comptabilité sert aussi, et d’abord, à déterminer si une entreprise réalise un profit ou subit des pertes. Mais avec ces multiples taux de change, comment les comptables s’arrangent-ils pour calculer le bilan? Selon un comptable qu’Ici Beyrouth a interrogé (et qui a préféré rester anonyme), «cela dépend du client puisque certains aiment prétendre que le taux de change est de 1.500 LL et souhaitent faire leurs comptes sous ce principe; c’est le taux officiel après tout. Mais oui, c’est chaotique, et le ministère des Finances n’a pas de solution pour cela. La seule instruction qu'il nous a donnée, c’est de de facturer en LL, peu importe le taux de change utilisé, mais peu d’entreprises le font encore.»
Évidemment, cette solution de taux officiel plaît aux entreprises: «C’est génial lorsqu’il s’agit de payer des impôts», commente un autre comptable. On convertit tout en livres libanaises au taux officiel. Même si on gagne 10.000 vrais dollars, sur les comptes ce ne sont que 15 millions de LL. «Alors, oui, nous gardons techniquement deux grands livres pour faire nos comptes, l’un réel qui donne une idée véridique des comptes de l’entreprise, et l’autre fictif, mais officiel.»
Un autre comptable précise: «Les factures sont en LL mais elles ne doivent pas contredire le taux du paiement si le produit est dollarisé, c’est-à-dire que si je vous facture au taux du marché noir, vous ne pouvez pas me payer au taux de 8.000 LL, et vice-versa.» Les salaires sont enregistrés en LL; pourtant le ministère des Finances exige des employeurs qui paient les salaires en dollars de régler également leurs impôts en dollars. Évidemment, peu d’entreprises suivent cette règle.
Une entreprise qui s’est mondialisée avec la crise, et qui reçoit donc désormais ses revenus de l’étranger, explique son quotidien surréel: un cadre moyen recevait trois millions de LL avant la crise, soit deux mille dollars. Actuellement on lui verse toujours deux mille dollars, mais frais, qu’il retire en liquide de la banque; mais pour l’administration financière, on déclare toujours trois millions de LL, et les impôts et charges sont toujours payées selon ce barème officiel.
La cash économie
Quid des autres obstacles ayant émergé à la suite de la crise financière? Thomas Semaan, ancien comptable à la société Algorithm, et actuellement auditeur chez KPMG, a apporté quelques éléments de réponse: «La plupart, parfois même l’intégralité des transactions se font désormais en argent liquide, et c’est le cauchemar de tous les comptables aujourd’hui puisqu’on est toujours sujet à l’erreur quand on compte des quantités de liasses». Un autre problème qui s’est généralisé est l’absence de toutes facilités de crédit. Une entreprise doit avoir en permanence de l’argent liquide dans ses caisses et jongler avec les achats et fournitures pour rester solvable et opérationnelle, ce qui constitue un autre casse-tête.
Le projet de budget 2022, toujours en souffrance au Parlement, tente de mettre un peu d’ordre dans cette jungle monétaire, avec un dollar douanier qui serait peut-être à 20.000 LL, et des impôts qui se rapprocheraient de la réalité des transactions et des paiements. Une fois adopté, si toutefois il l'est, cela règlera quelques-uns des problèmes comptables actuels – mais en soulèvera d’autres, comme le craint un chef d’entreprise: notre hantise est que les nouvelles règles, si elles sont adoptées, soient applicables avec effet rétroactif à partir du début de l’année, comme c’est souvent le cas, ce qui chamboulera encore une fois notre trésorerie.
L’État n’en finit pas de nous étonner. Et si vous avez compris maintenant le système comptable utilisé, c’est qu’on vous l’a mal expliqué.
Le domaine de la comptabilité était déjà compliqué avant la crise. Maintenant c’est pire. Il s’agit ici d’examiner le labyrinthe qu’est devenue la comptabilité des entreprises au Liban, à l’ombre de ces nouvelles complications.
Quel taux de change?
Contre toute logique, le taux de 1.500 LL pour un dollar, établi depuis 1997, demeure le taux de change officiel jusqu’à ce jour. Les services étatiques sont par conséquent payés selon ce taux.
Mais les choses sont beaucoup plus compliquées que cela: il y a aussi les lollars à 8.000 LL – ou à 12.000 LL selon quelle circulaire de la Banque centrale (BDL) est appliquée –, puis Sayrafa, puis le marché parallèle, à des taux variables.
Pour revenir aux professionnels du secteur, rappelons les bases. Un bilan comptable est un document qui représente tous les éléments qu’une entreprise possède (l’actif) et qu’elle doit (le passif). Cela peut inclure des actifs à court terme, tels que la trésorerie, les disponibilités (la caisse ou le compte en banque) et les comptes débiteurs, puis des actifs à long terme tels que les immobilisations corporelles (véhicules, bureaux, etc.). De même, les passifs peuvent comprendre des obligations à court terme telles que les comptes créditeurs et les salaires à payer, ou des passifs à long terme tels que les emprunts bancaires et autres titres de créance. Or tous ces éléments peuvent être calculés selon leur valeur réelle ou fictive, si on arrive à la déterminer, et il n’y a pas d’instruction claire à ce sujet.
C’est une affaire de point de vue
La comptabilité sert aussi, et d’abord, à déterminer si une entreprise réalise un profit ou subit des pertes. Mais avec ces multiples taux de change, comment les comptables s’arrangent-ils pour calculer le bilan? Selon un comptable qu’Ici Beyrouth a interrogé (et qui a préféré rester anonyme), «cela dépend du client puisque certains aiment prétendre que le taux de change est de 1.500 LL et souhaitent faire leurs comptes sous ce principe; c’est le taux officiel après tout. Mais oui, c’est chaotique, et le ministère des Finances n’a pas de solution pour cela. La seule instruction qu'il nous a donnée, c’est de de facturer en LL, peu importe le taux de change utilisé, mais peu d’entreprises le font encore.»
Évidemment, cette solution de taux officiel plaît aux entreprises: «C’est génial lorsqu’il s’agit de payer des impôts», commente un autre comptable. On convertit tout en livres libanaises au taux officiel. Même si on gagne 10.000 vrais dollars, sur les comptes ce ne sont que 15 millions de LL. «Alors, oui, nous gardons techniquement deux grands livres pour faire nos comptes, l’un réel qui donne une idée véridique des comptes de l’entreprise, et l’autre fictif, mais officiel.»
Un autre comptable précise: «Les factures sont en LL mais elles ne doivent pas contredire le taux du paiement si le produit est dollarisé, c’est-à-dire que si je vous facture au taux du marché noir, vous ne pouvez pas me payer au taux de 8.000 LL, et vice-versa.» Les salaires sont enregistrés en LL; pourtant le ministère des Finances exige des employeurs qui paient les salaires en dollars de régler également leurs impôts en dollars. Évidemment, peu d’entreprises suivent cette règle.
Une entreprise qui s’est mondialisée avec la crise, et qui reçoit donc désormais ses revenus de l’étranger, explique son quotidien surréel: un cadre moyen recevait trois millions de LL avant la crise, soit deux mille dollars. Actuellement on lui verse toujours deux mille dollars, mais frais, qu’il retire en liquide de la banque; mais pour l’administration financière, on déclare toujours trois millions de LL, et les impôts et charges sont toujours payées selon ce barème officiel.
La cash économie
Quid des autres obstacles ayant émergé à la suite de la crise financière? Thomas Semaan, ancien comptable à la société Algorithm, et actuellement auditeur chez KPMG, a apporté quelques éléments de réponse: «La plupart, parfois même l’intégralité des transactions se font désormais en argent liquide, et c’est le cauchemar de tous les comptables aujourd’hui puisqu’on est toujours sujet à l’erreur quand on compte des quantités de liasses». Un autre problème qui s’est généralisé est l’absence de toutes facilités de crédit. Une entreprise doit avoir en permanence de l’argent liquide dans ses caisses et jongler avec les achats et fournitures pour rester solvable et opérationnelle, ce qui constitue un autre casse-tête.
Le projet de budget 2022, toujours en souffrance au Parlement, tente de mettre un peu d’ordre dans cette jungle monétaire, avec un dollar douanier qui serait peut-être à 20.000 LL, et des impôts qui se rapprocheraient de la réalité des transactions et des paiements. Une fois adopté, si toutefois il l'est, cela règlera quelques-uns des problèmes comptables actuels – mais en soulèvera d’autres, comme le craint un chef d’entreprise: notre hantise est que les nouvelles règles, si elles sont adoptées, soient applicables avec effet rétroactif à partir du début de l’année, comme c’est souvent le cas, ce qui chamboulera encore une fois notre trésorerie.
L’État n’en finit pas de nous étonner. Et si vous avez compris maintenant le système comptable utilisé, c’est qu’on vous l’a mal expliqué.
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