Dystopie utérine: la revanche de la Génération Z
Les réseaux sociaux, et en particulier TikTok, dont les internautes sont constitués à 60% de la Génération Z, se transforment en réseaux de résistance. On s’entraide, on s’éduque, on dénonce...



«If we go down, then we go down together.» Voilà le nouvel hymne de toute une génération. Paroles de la chanson Paris réalisée par The Chainsmokers en 2017, cette phrase, qui se traduit par «si nous tombons, alors nous tombons tous ensemble», incarne un élan de solidarité planétaire, mais également de résistance envers la Cour suprême américaine qui a abrogé le 24 juin 2022 la loi qui protégeait jusqu’alors le droit à l’avortement. La raison de cette décision? Le droit à l’avortement n’est pas une pratique «fortement ancrée dans l’histoire ou les traditions de la Nation». Alors qu’il est estimé qu’environ 62% de la population américaine s’oppose à cette révocation, les neuf juges de la Cour suprême se réservent le droit de disposer du corps des femmes et de leur imposer des grossesses non désirées. Loi appliquée depuis 1973, «Roe v. Wade» se retrouve sous le feu des projecteurs en 2018, lorsque l’État du Mississippi promulgue une loi pénalisant l’avortement au-delà de quinze semaines de grossesse. Depuis, le projet de loi «Dobbs v. Jackson Women’s Health Organisation» a révoqué «Roe v. Wade», permettant à chaque État américain de décider des droits reproductifs de ses citoyennes.



Le 30 juin 2022, le Dakota du Sud, l’Oklahoma, le Missouri, l’Arkansas, l’Alabama et le Wisconsin avaient déjà interdit – pour ses 4,7 millions de citoyennes en âge de procréer le recours à l’avortement –, même en cas de viol ou d’inceste. Les États de l’Idaho, du Wyoming, le Dakota du Nord, le Texas, le Mississippi, la Géorgie, le Tennessee, l’Ohio, la Virginie-Occidentale et la Caroline du Sud devraient, quant à eux, appliquer cette interdiction dans les prochaines semaines, menaçant l’avenir de 16,4 millions de ses citoyennes. Au Texas, où les peines sont les plus importantes des États-Unis, le praticien et la patiente encourent la perpétuité et une amende de 10.000 dollars pour ce qui est considéré comme un crime «de premier degré», ou en d’autres mots, un homicide volontaire. Il est primordial de rappeler que dans ce même État, le viol est considéré comme un crime «de second degré». Pour le gouverneur du Texas, il est donc plus grave d’avorter que de violer! La femme dont le viol a engendré une grossesse non désirée encourt une peine plus grave que son agresseur si elle décide d’avorter…

Nonobstant, les juges de la Cour suprême ne s’attendaient pas à la vague de protestations qui a déferlé, non seulement sur les États-Unis, mais sur le monde entier, grâce à la force des réseaux sociaux. Penser qu’une révocation pacifique de «Roe v. Wade» puisse être possible était sans compter sur la détermination de tous les internautes, mais en particulier des Générations Z et des Millenials. Ayant grandi à l’ère d’Internet, ces nouvelles générations sont au courant de ce qu’il se déroule en temps et en heure à l’autre bout du monde, grâce à l’intermédiaire de quelques tweets ou stories Instagram. De la même manière que les plus jeunes ont vécu la prise du Capitole en janvier 2021 comme s’ils y étaient, les voilà en train de protester contre l’abrogation de «Roe v. Wade» derrière leurs écrans, marchant de façon symbolique sur Washington. Là où nos grands-mères portaient des pancartes à bout de bras en défilant dans les rues, nous mitraillons le pouvoir américain de «hashtags» en signe de solidarité. Pas besoin d’être américain-e pour manifester. Dans un monde globalisé, cette nouvelle nous atteint toutes et tous.




Les réseaux sociaux, et en particulier TikTok, dont les internautes sont constitués à 60% de la Génération Z, se transforment alors en réseaux de résistance. On s’entraide, on s’éduque, on dénonce. Les citoyennes américaines évoquent leurs conditions de vie, demandant à leurs dirigeants comment il est possible d’élever un enfant que l’on ne désire pas, dans un pays où les soins de santé ne sont pas remboursés, où il y a une pénurie de lait maternisé, et où le coût d’un accouchement sans assurance varie entre 13.000 et 50.000 dollars. Lors des manifestations, des pancartes ont été aperçues portant l’inscription: «Je pensais que je n’aurais qu’à craindre de me faire tuer à l’école», rappelant qu’il y a déjà eu 27 fusillades dans des écoles depuis le début de l’année 2022, un contexte déjà loin d’être idéal pour élever des enfants. Un langage codé s’établit alors: les résidents d’États où le droit à l’avortement est toujours maintenu, et les Canadiens frontaliers avec les États-Unis proposent de venir en aide aux Américaines qui veulent «faire du camping», nouveau nom de code pour désigner le recours à l’avortement. TikTok, qui jusqu’alors était connu pour ses vidéos de danse et ses «challenges», s’est mué en plateforme éducative. On explique aux jeunes générations les conséquences de cette abrogation, tout en déchiffrant les arguments du Parti républicain, qui ne cache pas ses croyances antidroits reproductifs. Les versets de la Bible, souvent utilisés par les Américains conservateurs pour appuyer leurs propos, sont analysés lors de vidéos «live», prouvant que cette dernière n’interdit pas l’avortement ni ne le considère comme un meurtre. Par exemple, le passage qui revient le plus souvent est celui du chapitre XXI de l’Exode. Il affirme que si un homme blesse une femme enceinte, et la blessure entraîne une fausse couche, il doit payer une amende, comme il le ferait s’il avait endommagé la propriété de son voisin. Au contraire, si la blessure entraîne la mort de la femme enceinte, la loi du talion s’applique. Ainsi, le dédommagement qui s’applique à la suite de la mort du fœtus prouve que ce dernier n’est pas considéré comme un être humain, car la loi du talion ne s’applique pas. Le fœtus est considéré tel un objet. La tradition exégétique juive va encore plus loin, affirmant dans le Mishnah que lors d’une grossesse ou d’un accouchement difficile, la vie de la mère doit être privilégiée par rapport à celle du fœtus.



Les réseaux sociaux ne dénoncent pas seulement, ils attaquent. TikTok est devenu un véritable «champ de bataille» où une guerre s’est déclarée contre les six juges de la Cour suprême qui ont voté en faveur de l’abrogation de «Roe v. Wade». Leurs affiliations politiques, croyances et opinions sont disséquées sur la place publique. En effet, le juge Brett M. Kavanaugh est connu pour soutenir les lois protégeant le port d’armes à feu. La juge Amy Coney Barett est une militante de l’organisation ADF (Alliance Defending Freedom), connue pour être un groupe conservateur chrétien, discriminant les personnes LGBT, les personnes juives, et voulant restreindre l’accès à l’avortement et à l’euthanasie. La génération TikTok révèle également qu’au moins trois des neuf juges de la Cour Suprême ont été accusés d’agressions ou de harcèlement sexuel. Mais nos jeunes ne s’arrêtent pas là. Pratiquement nés avec un ordinateur entre les mains, il n’a pas fallu longtemps avant que certains internautes trouvent les adresses des juges et les partagent sur Twitter, une information complétée par une vue Google Maps de leur propriété, ainsi que leurs informations bancaires. Début juin, un homme fut arrêté près du domicile du juge Brett M. Kavanaugh, alors qu’il s’apprêtait à l’assassiner. Les méthodes de protestation ont bien changé. Internet est devenu une arme. Nous le savons. Mais cette arme peut aussi se retourner contre nous. Gare aux fake news et au cyberharcèlement.

Selon Donald Trump, ancien président des États-Unis, l’abrogation de «Roe v. Wade» est le résultat de la volonté divine, une citation que les protestataires n’ont pas tardé à reprendre, inscrivant la phrase suivante sur de nombreuses d’affiches: «Si Dieu peut tuer son propre fils, pourquoi ne le peut-on pas?» Depuis 1994, les États-Unis sont le quatrième pays à revenir en arrière concernant les droits reproductifs, avec, par exemple, la Pologne, qui interdit tout avortement sauf en cas de viol, d’inceste ou de mise en danger de la vie de la mère. Les réfugiées ukrainiennes victimes de viols perpétrés par l’armée russe ont dû se confronter à cette situation à leur arrivée en Pologne. Étant dans l’incapacité de prouver qu’elles avaient été violées, car la loi impose un rapport du procureur réalisé à la suite d’une enquête, elles se sont vu refuser le droit à l’avortement par le gouvernement polonais, ce qui a provoqué une vague de protestations.

Pour la première fois, nous avons en Amérique et dans certains pays européens moins de droits que nos mères. Il nous faut donc nous unir et résister, face à ce conservatisme et puritanisme grandissant. En 1949, Simone de Beauvoir écrivait dans Le Deuxième Sexe: «N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant.» Nous voilà aujourd’hui à l’aube de cette crise. Le juge de la Cour suprême Clarence Thomas annonçait le jour de l’abrogation de «Roe v. Wade» que le droit à la contraception et au mariage de même sexe devaient être reconsidérés aux États-Unis. Restons donc sur nos gardes. Le jour où tous nos droits seront révoqués nous paraît peut-être lointain, mais rappelons-nous qu’aux États-Unis, il n’a fallu du vote que de six juges pour changer le destin des femmes.
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