Parle de nous. Écris puisque tu écris. Ce que nous endurons, témoigne. Dis.
Approcher leur réel, bribes de textes en bouche, sincères comme l’élan, puis renoncer devant le bruit des mots. Comme distraite par trop de concentration, inquiète, violente de compassion. Trop de phrases pour faire parole, de gravité pour écrire. Pour penser ce dialogue intime et publique. Je m’arrête à chaque ligne, comme si la pensée s’effaçait par refus de prêter silence au scandale, ce silence qui permet le sens.
Il faudrait cesser de respirer dans la langue, tasser les mots, les malaxer, les balancer au monde comme un appel puéril. Secrète attente d’être sauvés, rattrapés dans les airs, comme enfants confiants dans les bras aimants. On ne joue plus, on n’a plus de mémoire, mais tenace est ce vieux rêve d’être secourus. On souffrira toujours du regard fixé sur cet autre déplacé, haut placé. J’ai peur, peur du trop, peur du blanc où se diluerait le ciel.
Chaque lettre des pages déroulées à l’écran me narguent, mes mots comme yeux me fixent en retour, questionnent ma pudeur: la justesse, es-tu assez juste quand tu parles du pays? Honte. J’ai les mots, mais honte de ce pas de côté et de ce plein pied pour que langue prenne.
Parle de nous. Écris sur ce que nous vivons, témoigne. Je m’en approche en français, hâte la réalité de leurs consonnes qui s’enfoncent dans ma peau. Je n’écris pas dans cette langue-là, ma mélodieuse maternelle qui sert ma voix et mes tremblements. J’ai les mots, mais les seuls qui tiennent demanderaient pardon. À ses joues qui attendent, pardon de ne pas arriver à dire ce que nous vivons. Comment dire l’immense, le terrible improbable. Pardon d’en être sans en être, de revenir sans rentrer. D’abandonner sans renoncement possible. Ni apaisement. Gênée et étrangère. Emprise à distance.
Ils me rassureraient comme font les malades devant le visage en panique de leurs visiteurs, ça va aller, ça va aller. Et la compassion passe par les mains qui auraient besoin d’être prises, caressées.
Écrire, m'étonner de la singularité de ce pays aux paradoxes tenaces quand plongé dans l’effroi, il perpétue son mystère joyeux. Étonnante vitalité animale. Ce pays hors temps, malgré Facebook et Instagram accrochés à tous les doigts.
Comment écrire sans musique. Quand l’Histoire s’effondre aussi, faire récit de leurs vies serait comme cogner le néant. Que peut un poing d’humain.
On parle de miracle, de force. Je pense à la folie implacable, je dis folie sans jugement, superbe folie adressée comme défi à la grande maltraitance quotidienne.
Immeubles et maisons par terre après l’explosion du port, où vivre maintenant? Comptes en banque bloqués, mendier pour retirer quelques sous. Corps massacré, bras mutilés… cicatrices à vie. Traumatisme d’un pays qui explose. Impossible deuil de l’enfant mort, de l’ami, du parent. Du jour au lendemain, nouveaux pauvres (on connaissait bien les nouveaux riches). Main tendue pour manger. Tuer pour la bouteille de lait de son bébé, s’entretuer pour du pain. Perdre l’argent patiemment gagné. Déambuler dans sa ville natale défigurée. Risquer la mort par manque de traitement médical. Hanter les pharmacies pour un médicament introuvable. Pénurie de passeports, prisonnier chez soi. Les poubelles pour manger. La bonté des amis pour les besoins vitaux. Dévaluation vertigineuse, salaires divisés par 20 dans un monde plein capital. Monstruosité d’un état fantôme et vampire. Les demi-journées devant les stations d’essence. Renoncer aux déplacements superflus, sans plus savoir juger de l’essentiel. Électricité, eau, moteurs, internet… l’art de jongler pour laver, recharger, travailler, cuisiner… Nouvelles monnaies, nouveaux calculs : livres libanaises, dollars, lollars*, fresh… comptables à chaque seconde. Viande et fromage, désormais pour les rares occasions. Éviter les étalages de produits importés. Patience devant les fours à pain, cette nourriture des pauvres devenue luxe quotidien. Courses à minima, l’indispensable surtout. Froisser le ticket à la caisse, ses chiffres obèses. Révolution, manifestations, nouvelles élections… le vieux monde a la peau dure qui résiste et persiste.
Écrire sans artifice, accuser ce réel, sa mâchoire; dents de métal, langue caressante parfois. Écrire et sacrifier l’indicible, échouer devant le regard des enfants, le dos des vieux, manquer l’abîme des visages. Se laisser enchanter par le surgissement spontané de quelques joies, la splendeur du lien malgré tout. Sa puissance sans mesure.
Dire, briser les belles formes, écrire avec mon corps de défiance. Pour éviter l’écrire qui scrute comme en musée. Éviter l’écrire froid, intelligent du reportage. Écrire, épuiser ce réel dramatique, si violemment spectaculaire que toutes tentatives jurent, grotesques comme surenchères. Glaçantes images journalistiques. Écrire sans la hantise de mentir, de fabuler ce monde d’effroi. Comment c’est possible? Comment se préparer à l’horreur. Vivre sans saisir le réel.
Écrire et douter; je pleure pourtant et crispe mes larmes.
*«lollars» ou «dollars bancaires»: dollars ne pouvant être retirés qu’en livres libanaises à un taux fixé par la Banque du Liban.
Site Web de Gracia Bejjani
Page YouTube de Gracia Bejjani
Approcher leur réel, bribes de textes en bouche, sincères comme l’élan, puis renoncer devant le bruit des mots. Comme distraite par trop de concentration, inquiète, violente de compassion. Trop de phrases pour faire parole, de gravité pour écrire. Pour penser ce dialogue intime et publique. Je m’arrête à chaque ligne, comme si la pensée s’effaçait par refus de prêter silence au scandale, ce silence qui permet le sens.
Il faudrait cesser de respirer dans la langue, tasser les mots, les malaxer, les balancer au monde comme un appel puéril. Secrète attente d’être sauvés, rattrapés dans les airs, comme enfants confiants dans les bras aimants. On ne joue plus, on n’a plus de mémoire, mais tenace est ce vieux rêve d’être secourus. On souffrira toujours du regard fixé sur cet autre déplacé, haut placé. J’ai peur, peur du trop, peur du blanc où se diluerait le ciel.
Chaque lettre des pages déroulées à l’écran me narguent, mes mots comme yeux me fixent en retour, questionnent ma pudeur: la justesse, es-tu assez juste quand tu parles du pays? Honte. J’ai les mots, mais honte de ce pas de côté et de ce plein pied pour que langue prenne.
Parle de nous. Écris sur ce que nous vivons, témoigne. Je m’en approche en français, hâte la réalité de leurs consonnes qui s’enfoncent dans ma peau. Je n’écris pas dans cette langue-là, ma mélodieuse maternelle qui sert ma voix et mes tremblements. J’ai les mots, mais les seuls qui tiennent demanderaient pardon. À ses joues qui attendent, pardon de ne pas arriver à dire ce que nous vivons. Comment dire l’immense, le terrible improbable. Pardon d’en être sans en être, de revenir sans rentrer. D’abandonner sans renoncement possible. Ni apaisement. Gênée et étrangère. Emprise à distance.
Ils me rassureraient comme font les malades devant le visage en panique de leurs visiteurs, ça va aller, ça va aller. Et la compassion passe par les mains qui auraient besoin d’être prises, caressées.
Écrire, m'étonner de la singularité de ce pays aux paradoxes tenaces quand plongé dans l’effroi, il perpétue son mystère joyeux. Étonnante vitalité animale. Ce pays hors temps, malgré Facebook et Instagram accrochés à tous les doigts.
Comment écrire sans musique. Quand l’Histoire s’effondre aussi, faire récit de leurs vies serait comme cogner le néant. Que peut un poing d’humain.
On parle de miracle, de force. Je pense à la folie implacable, je dis folie sans jugement, superbe folie adressée comme défi à la grande maltraitance quotidienne.
Immeubles et maisons par terre après l’explosion du port, où vivre maintenant? Comptes en banque bloqués, mendier pour retirer quelques sous. Corps massacré, bras mutilés… cicatrices à vie. Traumatisme d’un pays qui explose. Impossible deuil de l’enfant mort, de l’ami, du parent. Du jour au lendemain, nouveaux pauvres (on connaissait bien les nouveaux riches). Main tendue pour manger. Tuer pour la bouteille de lait de son bébé, s’entretuer pour du pain. Perdre l’argent patiemment gagné. Déambuler dans sa ville natale défigurée. Risquer la mort par manque de traitement médical. Hanter les pharmacies pour un médicament introuvable. Pénurie de passeports, prisonnier chez soi. Les poubelles pour manger. La bonté des amis pour les besoins vitaux. Dévaluation vertigineuse, salaires divisés par 20 dans un monde plein capital. Monstruosité d’un état fantôme et vampire. Les demi-journées devant les stations d’essence. Renoncer aux déplacements superflus, sans plus savoir juger de l’essentiel. Électricité, eau, moteurs, internet… l’art de jongler pour laver, recharger, travailler, cuisiner… Nouvelles monnaies, nouveaux calculs : livres libanaises, dollars, lollars*, fresh… comptables à chaque seconde. Viande et fromage, désormais pour les rares occasions. Éviter les étalages de produits importés. Patience devant les fours à pain, cette nourriture des pauvres devenue luxe quotidien. Courses à minima, l’indispensable surtout. Froisser le ticket à la caisse, ses chiffres obèses. Révolution, manifestations, nouvelles élections… le vieux monde a la peau dure qui résiste et persiste.
Écrire sans artifice, accuser ce réel, sa mâchoire; dents de métal, langue caressante parfois. Écrire et sacrifier l’indicible, échouer devant le regard des enfants, le dos des vieux, manquer l’abîme des visages. Se laisser enchanter par le surgissement spontané de quelques joies, la splendeur du lien malgré tout. Sa puissance sans mesure.
Dire, briser les belles formes, écrire avec mon corps de défiance. Pour éviter l’écrire qui scrute comme en musée. Éviter l’écrire froid, intelligent du reportage. Écrire, épuiser ce réel dramatique, si violemment spectaculaire que toutes tentatives jurent, grotesques comme surenchères. Glaçantes images journalistiques. Écrire sans la hantise de mentir, de fabuler ce monde d’effroi. Comment c’est possible? Comment se préparer à l’horreur. Vivre sans saisir le réel.
Écrire et douter; je pleure pourtant et crispe mes larmes.
*«lollars» ou «dollars bancaires»: dollars ne pouvant être retirés qu’en livres libanaises à un taux fixé par la Banque du Liban.
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