Saliba Douaihy et le spirituel dans l’art (2/2)
Mais c’est surtout dans la graphie syriaque que va se jouer l’exploration de l’abstrait. Après s’être octroyé une place visuelle importante dans la composition figurative, l’écriture est promue au rang de sujet central. Elle devient la source unique sur laquelle se construit le tableau, sa structure, ses formes et ses couleurs, ainsi que la recherche du sens.

Saliba Antonios Douaihy entame, dès le milieu du XXe siècle, sa quête de l’intériorité dans le principe artistique. Après son passage du réalisme à une version plus expressive dans le fauvisme, il cherche à explorer les confins de l’art abstrait. Contrairement à beaucoup d’autres mouvements en peinture, sa conceptualisation abstraite n’émane ni d’un modèle figuratif comme le violon d’un Georges Braque ou l’arbre d’un Piet Mondrian, ni de signes symboliques à la manière d’un Vassily Kandinsky, mais d’une graphie, celle de l’écriture syriaque qu’il avait tant affectionnée.

Saliba avait grandi sur les bords de la Qadicha, la vallée sainte, et y a appris le syriaque à l’école comme tous les enfants de son temps. Mais il a également travaillé dans ce domaine en peignant des églises maronites ou en réalisant leurs vitraux, à la fois en Amérique et au Liban. Il a employé la forme cursive dite serto, propre aux syriaques occidentaux dont les maronites. Mais il s’est surtout plu à reprendre la graphie spécifiquement maronite dite estranguélo carré et que l’on retrouve gravée dans la pierre à l’entrée des patriarcats de Notre-Dame d’Ilige et de Notre-Dame de Bkerké.

Saint-Jean-Baptiste de Zghorta

L’estranguélo est l’écriture monumentale employée à la fois par les syriaques orientaux et les syriaques occidentaux dont les maronites. Cependant, ces derniers lui ont octroyé une facture géométrique beaucoup plus prononcée dans laquelle les lettres s’inscrivent dans des carrés et des formes anguleuses. Saliba Douaihy exploite fortement cette graphie à l’église Saint-Jean-Baptiste de Zghorta en 1955, où il développe une frise calligraphique formée des noms des apôtres. Dans cette composition linéaire, des formes abstraites viennent agrémenter les lettres pour former un ensemble pictural équilibré.

Saint-Jean-Baptiste de Zghorta : la frise en estranguélo carré maronite.

Saint-Maron de Youngstown - Ohio

Plus tard, en 1977, Saliba Douaihy réalise les vitraux de l’église Saint-Charbel à Annéya et ceux de Notre-Dame-des-Cèdres à Brooklyn en 1978, de même qu’à Saint-Maron de Youngstown dans le Ohio. Pour ces réalisations, il puise dans les sources des arts chrétiens, notamment dans les icônes byzantines et dans les textes et miniatures des manuscrits syriaques-maronites.

À Youngstown, il intègre la graphie serto (cursive) dans un patchwork en damier situé derrière l’autel. Le texte consiste en l’hymne du Avo de qoushto (Père de justice) chantée chez les maronites, lors de la célébration de l’eucharistie.

En haut : Gebran Khalil Gebran en lettres syriaques. En bas : prière du « Avo de Qoushto » en patchwork à Saint-Maron de Youngstown.

Saint-Charbel de Annéya

À Saint-Charbel de Annéya, l’osmose entre l’image figurative et l’écriture est captivante. Peu de photos subsistent de cette œuvre magistrale détruite durant la guerre. Saliba Douaihy y avait fait appel à une technique moderne de vitrail dépourvue de joints de plomb. Le glissement des couleurs s’y fait subtilement par dégradés ou par contrastes. Cette technique lui permet de dissoudre l’écriture dans l’image avec le même naturel que pour les passages des couleurs. Le texte n’est plus adjoint à l’image comme à Saint-Jean-Baptiste de Zghorta, mais il y est intégré et entame son processus de fusionnement. Partout, Saliba Douaihy y apprivoise la lumière et explore les possibilités illimitées des couleurs chaudes et des couleurs froides.

Saint-Charbel de Annéya : les vitraux.

La graphie syriaque


L’art de Saliba Douaihy se dépasse et se réinvente comme synthèse entre les arts syriaque et occidental, exprimant l’appartenance du Liban à ces deux mondes. Mais c’est surtout dans la graphie syriaque que va se jouer l’exploration de l’abstrait. Après s’être octroyé une place visuelle importante dans la composition figurative, l’écriture est promue au rang de sujet central. Elle devient la source unique sur laquelle se construit le tableau, sa structure, ses formes et ses couleurs, ainsi que la recherche du sens. Les lettres syriaques renouent avec la tradition maronite pour incarner le lien entre le mysticisme et la modernité de l’abstrait.

L’artiste commence par employer des prières comme le Avo de qoushto (Père de justice), ou des noms comme ceux de Gebran Khalil Gebran ou de Gérgés Chalhoub. Il les déconstruit et les métamorphose en juxtapositions abstraites de couleur. Chalhoub est un nom syriaque qui signifie flamme, embrasement et c’est toute la composition qui s’embrase par le jeu des contrastes et la puissance des tonalités qui s’opposent. Avec un peu d’efforts, ces noms et prénoms se laissent encore déchiffrer. Mais Saliba Douaihy veut aller plus loin et, tirant profit de l’écriture syriaque qui peut se déployer à la verticale, il étire, tend et dilate ses lettres de haut en bas jusqu’aux extrêmes.

Compositions horizontales avec noms et prénoms. En-bas : Gérgés Chalhoub.

L’abstraction de la graphie syriaque

Une verticale ou une diagonale en tension sur toute la hauteur de la toile ne laisse deviner que l’appendice d’une lettre Shin légèrement gonflée tel un nœud. Dès que Saliba Douaihy aboutit à un prototype abstrait qui se répète, il se hâte de le violenter, de le briser, pour satisfaire ses découvertes de nouvelles possibilités illimitées et toujours à la recherche de ce qu’il appelle «le mouvement interne».

Il ne reste plus rien du figuratif et presque plus rien de la graphie ; il ne reste que le spirituel qui transcende l’image et les représentations pour atteindre le principe interne constant. Seul persiste la beauté spirituelle propre aux manuscrits et aux icônes. Dans ses lignes de force, l’artiste réinterprète ses toiles de la falaise de Qozhaya et celles des pentes du Liban plongeant dans le bleu de la Méditerranée. Cette verticalité qui l’habite et qui hante ses écritures syriaques finit par extraire la puissance inhérente à la fois à la graphie et au paysage montagnard, dans ce qu’il appellera lui-même, sa part d’ascétisme.

Compositions verticales. À gauche : Gérgés Chalhoub. À droite : la lettre «Shin».

Le spirituel dans l’art

Saliba Douaihy raconte à juste titre, que plusieurs spectateurs qui ignorent tout de son passé, perçoivent ses œuvres abstraites comme appartenant au domaine de l’art sacré. Suggérant une puissance mystique, les critiques, dit-il, évoquent un art «apporté par un artiste d’Orient». C’est en cela qu’il rejoint l’avant-garde radicale qui cherchait à transcender le produit fini pour sonder son intériorité et celle de l’artiste dans une quête permanente du spirituel.

Entre Piet Mondrian et Mark Rothko, il développe son propre discours fondé sur la sacralité de l’écriture syriaque. Par cette dernière, il rejoint la quête de Vassily Kandinsky pour accéder à l’âme, telle qu’exprimée dans son Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier.

Les valeurs de ces avant-gardistes s’opposent dans leur essence à ce que l’on nomme «l’art pour l’art». Car ce dernier phénomène plagie le produit fini de la forme abstraite sans procéder de l’intériorité et donc du sacré comme sait le faire Saliba Douaihy. Loin d’être une expression de la Vérité, «l’art pour l’art» ne cherche qu’à se vendre et consiste en un étouffement de toute résonance intérieure, pour reprendre Philippe Sers. Ce philosophe nous apprend encore, qu’est sacré tout ce qui découle de la source de la nécessité intérieure, tout ce qui exprime l’ineffable. Il souligne la qualité inconditionnelle de l’artiste qu’est la transparence, celle qui fait absolument de l’œuvre un lieu d’accueil de l’Absolu.

Compositions verticales avec lettres syriaques en étirement extrême.

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