Riad Salamé, le lynché de la République
Peut-on traiter, avec toutes les pincettes nécessaires, le sujet explosif qui s’appelle Riad Salamé, au terme de son mandat, sans passion, ou compassion? L’idée, suicidaire sans doute, est de tenter de voir objectivement, selon les données que l’on a, et les avis les plus objectifs, quelle a été son action avant le déclenchement de la crise financière en 2019, puis, accessoirement, sa gestion partielle depuis. Un exercice des plus difficiles vu que, dès que le nom est prononcé, on voit les crispations qui explosent, les yeux qui sautent de leur orbite, et les jurons qui pleuvent. 

Simple remarque en préface: ce survol n’a pas vocation de traiter des enquêtes judiciaires dont il fait l’objet au Liban et en Europe. Seuls les enquêteurs concernés ont connaissance de ces dossiers, et en rappelant toujours le principe de ‘présomption d’innocence’. Cela au moment où la foule des réseaux sociaux, version high-tech de la bêtise, a déjà jugé, condamné, et actionné la chaise électrique.

Une autre remarque en marge: Riad Salamé n’est pas la BDL, ce ne sont pas des synonymes. À la Banque centrale, il y a des commissions pour le contrôle des banques, pour les enquêtes… toutes présidées par le gouverneur, c’est vrai, mais cela ne veut pas dire que les membres de ces commissions sont des marionnettes.

Et même au niveau du gouvernorat, c’est le ‘Conseil central’ qui prend les décisions, qui regroupe aussi les quatre vice-gouverneurs, les directeurs généraux des ministères de l’Économie et des Finances, et le commissaire du gouvernement auprès de la BDL. Des membres de jure, qu’on n’a pas souvent entendu rouspéter tout au long du mandat de Riad Salamé. Dont notamment Alain Bifani, directeur général des Finances pendant 20 ans et connu pour être farouche opposant à la politique monétaire du gouverneur.

Bon, revenons maintenant à l’essentiel, ou, en résumé, aux faits et potentiels méfaits du gouverneur. En fait, l’histoire de Riad Salamé ressemble à celle de ce médecin qui pratiquait dans un village du Kesrouan, mais qui a dû déguerpir peu de temps après. Car lorsqu’un patient mourrait, on l’accusait de l’avoir tué par négligence; et s’il guérissait, c’est par la grâce de Sainte Lourdes.

Dans les détails, moins ludiques, on peut citer les suivants.

- Il a financé l’économie et le social, à travers les crédits immobiliers bonifiés – plus de 120 000 ménages en ont profité. Puis d’autres facilités pour l’éducation, l’énergie renouvelable, les secteurs productifs, les start-ups. L’impact a été très positif, surtout que les pouvoirs législatif et exécutif étaient souvent en mode coma. Le FMI a cependant critiqué un moment donné autant de largesses car elles risquaient de fragiliser les banques. D’ailleurs, le système des crédits immobiliers bonifiés a trébuché après l’adoption de la nouvelle grille des salaires dans le secteur public, ce qui avait permis à des dizaines de milliers de fonctionnaires de devenir éligibles d’un coup. Encore une malheureuse séquelle…

- Il a stabilisé le taux du dollar, et jugulé durablement l’inflation, permettant ainsi à la classe moyenne de se reconstituer. Ce maintien n’a pas été artificiel tout au long de cette période – aucune banque centrale ne peut fausser aussi longtemps le cours de la monnaie. Il est, entre autres, le résultat de la confiance que Rafic Hariri a su injecter sur le marché. La BDL intervenait cependant dans les périodes de crises politiques ou de guerres lorsque la confiance s’émoussait.

- Est-ce qu’il aurait dû laisser filer le taux du dollar pendant ces crises? Beaucoup disent oui, même si cela aurait été contraire à la politique déclarée et ferme de tous les gouvernements. Et puis, pensait-il, ‘’une crise, ça va passer’’. Makram Sader, l’ancien secrétaire de l’Association des banques, évaluait en 2021, les interventions de la BDL sur le marché de change à 20 milliards de dollars. Riad Salamé répond que ce sont des pertes qui peuvent être résorbées par des gains futurs. Mais il est vrai que, ajoutées à d’autres sources de pertes, elles ont atteint un tel niveau qu’il serait difficile de les compenser aussi facilement.

- Certains argumentent qu’il aurait dû cesser d’intervenir en 2016 quand la crise pointait du nez, au lieu de lancer ses fameuses ingénieries, offrant ainsi des intérêts élevés pour attirer des capitaux. Le FMI, qui a toléré ces opérations au début, avait remarqué que ce n’était pas très orthodoxe et averti qu’il ne fallait pas s’y habituer.


- Cela dit, une simple projection suffit pour conclure que, s’il ne l’avait pas fait, la situation se serait dégradée trois ans plus tôt. Le gouverneur achetait du temps, à tort ou à raison (avec CEDRE en perspective). Ceux qui arguaient que cela aurait obligé les autorités à réagir ne sont pas très réalistes. Voilà trois ans que la crise existe et ces autorités n’ont toujours rien accompli.

- D’autres soutiennent que, au contraire, il fallait qu’il déclare la fin de la politique du taux fixe (1500 LL) en 2010, lorsque le pays était au meilleur de sa forme après quatre ans de forte croissance. L’idée, assez logique, recueille beaucoup d’adeptes.  

- Il a financé l’État, certains disent même, à raison, les dilapidations étatiques avérées, pendant trop longtemps. Est-ce qu’il pouvait s’en abstenir? Pas quand ce financement était lié à une loi. Dans les autres cas, c’est discutable. Parfois, on le mettait en situation de chantage: «Si vous ne nous avancez pas l’argent, il n’y aura plus d’électricité, ou de salaires pour les fonctionnaires, ou de médicaments». Mais beaucoup disent qu’il fallait qu’il impose plus fermement ses conditions, alors que le FMI s’inquiétait de cette exposition au risque souverain.

- Il a pu préserver le système bancaire, et fait disparaître une trentaine de banques faibles ou chancelantes, sans qu’aucun déposant ne perde un sou (jusqu’en 2019). Et ce malgré les coups de semonce appelés Bank Al-Madina, Lebanese Canadian Bank, Jammal Trust Bank, l’occupation syrienne, les sanctions contre le Hezb. Autant de dossiers explosifs. On peut lui reprocher une certaine tergiversation dans la gestion de ces cas, mais franchement, qui osait juste prononcer le nom de Roustoum Ghazalé, ou d’aller en conflit ouvert contre le Hezb alors que même le président de la République capitulait, ainsi que l’ensemble de la classe dirigeante, sans même un combat de pure forme.

- Les banques l’accusent de les avoir obligées, formellement ou par des moyens détournés, de placer beaucoup d’argent auprès de la BDL. Makram Sader en dresse une liste exhaustive (voir le lien ci-dessous). Des initiatives tolérées d’abord par le FMI, puis critiquées lorsque l’effet négatif a largement surpassé le résultat escompté. Le gouverneur rétorque qu’il a rendu une bonne partie de cet argent aux banques, ce que les banques réfutent. Les audits en cours devraient clarifier ce point de litige, entre autres points non élucidés. N’empêche que des critiques larvées ou manifestes étaient souvent exprimées par des banquiers, faisant apparaître une divergence de fond avec la BDL. Ce que Riad Salamé a essayé de minimiser en les qualifiant de «friendly fire».

- Et maintenant, alors que la soupape de la cocotte-minute a sauté, comment fallait-il qu’il réagisse? Ses circulaires depuis trois ans n’étaient que des palliatifs, il en est conscient, et il n’ambitionnait pas de résoudre la crise. D’ailleurs, une banque centrale ne peut, à elle seule, ni résoudre une crise financière généralisée, ni la provoquer.

- Peut-être que la critique récente la plus rationnelle est celle qui reproche à la BDL d’avoir accepté de subventionner trop longtemps des quantités de produits, dont l’essentiel finissait en trafic de contrebande, lui arrachant des réserves monétaires vitales pour la suite des opérations.

- Actuellement, on peut dire que le gros de la gente des économistes serait pour un retrait total ou presque de la BDL du champ de la bataille, sans Sayrafa, ni défense de la livre, ni subventions, laissant les autorités élues du pays, ou leurs reliquats, faire enfin leur devoir – même s’il risque d’être lynché pour une telle décision.

Le tsunami est devenu envahissant et ce n’est pas une petite digue qui peut résister. Et, tout compte fait, il n’est plus à un lynchage près.

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