En proposant l’émission de grosses coupures de billets de banque en livres, le pouvoir s’obstine à tourner autour du pot. Cette démarche, si elle est mise en œuvre, représenterait un indicateur négatif dans la mesure où elle traduirait l’absence d’une sortie de crise prochaine.

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L’émission de grosses coupures de billets de banque en livres est la décision à ne pas prendre dans un contexte de crise aiguë multifacette, économique, financière et monétaire, que traverse le Liban. Pour faire court, la mise en circulation de coupures de dénomination supérieure à celles existantes signifie illico une chute accentuée de la valeur de la livre et donc de son pouvoir d’achat. La monnaie nationale a d’ores et déjà perdu près de 93% de sa valeur par rapport à celle d’avant octobre 2019.

Dans les faits, les commissions parlementaires conjointes réunies sous l’égide du vice-président de la Chambre Elias Bou Saab ont approuvé le 23 mai dernier un amendement des articles 4, 5 et 6 du Code de la monnaie et du crédit (CMC) relatif aux coupures et pièces de monnaie. Cet amendement a consisté à ajouter la mention "ou toute autre dénomination", autorisant ainsi la Banque du Liban (BDL ) à imprimer des coupures de monnaie d’une dénomination supérieure à 100 000 livres, c’est-à dire 250 000 livres, 500 000 livres et/ou un million de livres.

Avantage minime

Au-delà d’un avantage minime de commodité logistique en termes de prix de stockage, de transport et de comptage de la monnaie fiduciaire que pourraient en tirer les commerçants, les bureaux de change, les banques et toutes les institutions financières, y compris la Banque du Liban, en termes de prix d’impression de grandes coupures, l’émission de gros billets de banque aura des conséquences indésirables sur le Liban qui a désormais une économie de cash estimée par la Banque mondiale à 45,7 % du PIB en 2022. Les gros billets de banque contribueront à aggraver davantage la position aléatoire du Liban face au jugement du Groupe d’Action Financière.

Tout simplement, la conversion des petits billets en de grandes coupures est la première opération qu’effectuent les acteurs de l’économie souterraine. Et pour cause: les grandes coupures sont peu encombrantes et prennent peu de volume pour de grandes quantités d’argent en cash; de ce fait, leur transport et leur livraison pour financer des actes illicites s’effectuent d’une manière plus discrète. Cet avantage est déterminant pour les trafiquants et les fraudeurs.

Tendance mondiale

En voulant émettre de grosses coupures de livre libanaise, le pays du Cèdre va à l’encontre de la tendance mondiale qui prône leur suppression. La plus grosse dénomination existante pour la livre sterling est 50.  Les billets en vigueur outre-manche sont ceux de 5£, 10£, 20£ et 50£. Dans la zone euro, depuis le 27 janvier 2019, dix-sept des dix-neuf banques centrales nationales ont cessé d’émettre des billets de 500 euros. 

La souveraineté monétaire

Sur un autre plan, le gonflement de la masse monétaire en circulation en livres mènera inéluctablement à un accroissement du taux d’inflation, les Libanais n’ayant pas cessé d’utiliser leur monnaie nationale en dépit d’une forte dollarisation du marché. Et pour freiner cette inflation à l’interne, l’État doit récupérer sa souveraineté monétaire. Celle-ci permet à un pays de pouvoir manipuler sa politique monétaire en toute autonomie pour faire face aux chocs économiques. En d’autres termes, les autorités libanaises devaient être en mesure de contrôler tant la masse monétaire en livre que celle en dollars. Ce qui n’est pas du tout le cas aujourd’hui au Liban avec une économie souterraine florissante et des frontières bien plus que poreuses.

Hormis la problématique de l’inflation, il faut prendre en considération le fait que le Liban traverse en ce moment une phase durant laquelle la BDL s’emploie à assécher la masse monétaire en livres qui  est en circulation. De ce fait, l’impression de nouveaux billets de banque sapera les effets escomptés du processus en cours.  

Décision sensible

En tout état de cause, des sources concordantes font valoir qu’une décision portant sur l’émission de nouvelles grosses coupures de monnaie en l’absence d’un plan monétaire et d’un plan économique est une décision d’une "extrême imprudence économique".

Cette décision est tellement sensible et vitale pour la vie économique qu’aux États Unis, à titre d’exemple, la décision d’émettre des coupures d’autres dénominations que celles existantes est détenue conjointement par cinq entités, à savoir la Maison Blanche, la Chambre des représentants, le Sénat, le Département du Trésor et le Federal Reserve Board. La décision est adoptée à la lumière des conditions économiques du pays telles que le chômage et l’inflation.