Le taux d’inflation au Liban depuis le début de la crise a atteint le chiffre record de 600% (de novembre 2019 à novembre 2021), selon la newsletter hebdomadaire de la Bank Audi. Fait notable, les deux sources qui publient les indices de prix au Liban sont d’accord sur ce constat à quelques décimales près, ce qui n’est pas courant. Il s’agit de l’Administration centrale de la statistique, organe officiel dépendant du Premier ministre, et le Consultation and Research Institute (CRI), un bureau privé présidé par l’économiste Kamal Hamdan.

Encore un effort…

Dans le palmarès des augmentations viennent en premier, sans surprise, les transports et les produits et services dérivés, en raison de l’augmentation du prix des carburants et de la cherté du dollar. S’ensuivent les meubles, les habits, les produits alimentaires et tous les autres postes de dépenses. La santé et l’éducation sont les secteurs les moins touchés. Mais ces derniers chiffres sont trompeurs car les services officiels de santé et d’éducation, à coût modéré et parfois gratuits, ont tiré la moyenne vers le bas, alors que les établissements privés ont dû aligner leurs tarifs plus ou moins sur le coût réel de leurs opérations. Se trouvent enfin au bas de la liste les services gérés entièrement (ou presque) par l’État (eau, télécom…). Malgré cette réalité, le Liban, semble-t-il, n’est pas encore en situation d’hyperinflation, celle-ci se caractérisant, entre autres indicateurs, par une inflation de 1000% en un an ou de 50% par mois. Il y a donc encore de la marge et des efforts à accomplir à cet égard…

Hyperinflation ou non, il reste que l’une des conséquences directes de ces augmentations est le fait que la proportion de la population vivant sous le seuil de pauvreté ne cesse de croître. Divers chiffres sur la proportion des pauvres sont publiés : 55%, 75%, 82%… Chaque responsable y va de son " alerte à la situation sociale " du pays en y ajoutant quelques percentiles.

Qui fait quoi?

Traditionnellement, l’État ne produit aucun chiffre dans ce domaine, et ce sont les organismes internationaux qui font des études périodiques sur la pauvreté et publient leurs résultats, notamment la Banque Mondiale ou l’Unicef. Là, il faut noter que leurs chiffres concernent toujours la " population résidente ", incluant donc les réfugiés et autres immigrés, dont les chiffres tirent les moyennes de pauvreté vers le bas.

Mais comment calcule-t-on donc cette pauvreté ? L’organisme en question définit un seuil financier au-dessous duquel il considère que le ménage est pauvre, puis un autre seuil, plus bas, qui définit les " extrêmement pauvres ". Avant la crise, ces seuils étaient d’environ 1400 dollars (ou 2 millions LL) et 700 dollars (1 MLL) par famille de 4 personnes. On considérait alors que ces ménages ont du mal à assurer tous leurs besoins (dans le premier cas) ou leurs besoins vitaux (dans le deuxième). Or ces chiffres ne sont plus valables. Aujourd’hui, avec 1400 dollars (frais), on peut vivre plutôt confortablement. Donc, pour continuer de suivre l’évolution de la pauvreté, ces organismes sont obligés d’actualiser leurs seuils en permanence pour suivre le degré de pauvreté de la population, ce qui implique forcément une multiplication des chiffres de la pauvreté, selon la date de l’enquête – de quoi donner le tournis.

Pourquoi faire simple…

Pour compliquer encore plus l’affaire, on a mentionné dans ces enquêtes pour la première fois le concept de " la pauvreté multidimensionnelle ". Ce terme, nouveau sur le marché local, veut dire que la population visée n’a pas pu avoir accès à un service considéré essentiel, tel que l’électricité, l’eau potable, le carburant, les médicaments, l’éducation ou les soins de santé. Il suffit que certains de ces besoins ne soient pas satisfaits pour que le ménage soit estimé pauvre, sans prendre en considération ses actifs et son compte en banque. Une personne qui n’a pas pu se procurer par exemple de l’essence, du courant électrique et des médicaments à une période donnée est " pauvre " selon ces critères, même si elle a des rentrées financières acceptables (le calcul des coefficients de chacun de ces facteurs se fait par une équation mathématique assez compliquée). La difficulté d’obtenir en 2021 des médicaments, du carburant et du courant électrique (des deux sources officielle et privée) explique donc une partie de la pauvreté déclarée, d’où le dernier chiffre de pauvreté en date: 82%. Un défaut d’accès à plusieurs besoins vitaux (selon les coefficients de l’équation) classe le ménage dans la catégorie de la " pauvreté extrême ", qui atteint lui aussi des chiffres alarmants – encore une fois, toutes populations confondues (Libanais, réfugiés, immigrés).

Ces explications ne visent pas à minimiser le problème de la pauvreté au Liban, qui touche désormais une bonne partie de la classe moyenne. Mais dans un pays où les responsables ont l’habitude de radoter, souvent sans comprendre ce qu’ils disent, il faut bien apporter quelques éclaircissements.