Le président de la République Michel Aoun a déclaré à l’antenne d’al-Jazira qu’il ne quitterait pas le palais présidentiel à l’issue de son sexennat, le 31 octobre 2020, si la Chambre des députés lui demande de rester au pouvoir et de proroger son mandat. Auparavant, il avait déjà laissé entendre qu’il ne laisserait pas le vide s’instaurer au sommet de la République.

Les vieux démons de 1988
Les propos du chef de l’État n’ont pas été sans réveiller de vieux démons enfouis dans la mémoire de la guerre. En 1988, suite à l’échec des forces politiques à s’entendre sur un nouveau cabinet, Michel Aoun avait en effet été nommé par le président sortant Amine Gemayel chef d’un gouvernement militaire de transition. Sa mission exclusive était d’organiser l’élection présidentielle pour mettre fin dans les plus brefs délais à la vacance au niveau de la Magistrature suprême créée par le départ de M. Gemayel. Ce dernier s’était fondé sur le précédent du président Béchara el-Khoury qui, contraint à démissionner, avait nommé en 1952 Fouad Chéhab, à l’époque commandant en chef de l’armée, président d’un gouvernement intérimaire chargé d’organiser l’échéance présidentielle. Le général Chéhab s’était acquitté de sa tâche en quelques jours. Ce ne fut pas le cas du général Aoun, qui, arguant de la nécessité de libérer le pays de l’occupation syrienne et de désarmer les milices, se maintint au palais de Baabda jusqu’à n’en être délogé que par l’aviation syrienne le 13 octobre 1990.

Réédition de l’histoire?
Des sources souverainistes ne cachent pas leurs craintes de ne voir Michel Aoun quitter Baabda qu’après une guerre. C’est pourquoi des contacts sont effectués dès à présent entre différentes composantes politiques pour créer un Front national contre la prorogation du mandat du président, formé de personnalités représentatives de toutes les fractions de la société libanaises. Une expérience similaire avait déjà été menée en 2004, sous l’égide d’un vaste aréopage de personnalités politiques, dont Walid Joumblatt, Nassib Lahoud, Samir Frangié, Marwan Hamadé, Farès Souhaid, Nayla Moawad, Misbah Ahdab, Salah Honein, Habib Sadek ou Assem Salam, pour n’en citer que quelques-uns, afin de s’opposer à la prorogation du mandat d’Emile Lahoud, dynamique qui avait débouché quelques mois plus tard sur la conférence du Bristol et la naissance d’une opposition plurielle contre le régime sécuritaire libano-syrien, symboliquement représenté par M. Lahoud, l’homme-lige du président syrien Bachar el-Assad.

L’entourloupe de la prorogation
Les propos du président Aoun entretiennent une certaine confusion quant à son départ de Baabda. Pourtant, la Constitution est claire à ce sujet: son maintien au pouvoir serait anticonstitutionnel. Le chef de l’Etat devrait suivre l’exemple de son prédécesseur, le président Michel Sleiman, qui a quitté le pouvoir à l’issue de son mandat, en dépit du risque de vide présidentiel qui pointait à l’horizon.
Ce qui encourage le président de la République à envisager son maintien à son poste, c’est la possibilité que les législatives n’aient pas lieu dans les délais impartis par la Constitution. Un scénario déjà évoqué dans ces colonnes par le juriste Hassane Rifai voudrait ainsi que Michel Aoun contribue à pousser la Chambre à prolonger son propre mandat par peur d’un vide au niveau de la législature, si pour une raison quelconque les élections sont compromises. Le tandem chiite n’accepterait jamais un vide législatif et proposerait aussitôt une loi de prolongation du mandat de l’assemblée. Une grande majorité des Libanais étant montée contre la classe politique et désireuse de voir émerger un nouveau Parlement et une nouvelle majorité, le président pourrait tenter de convaincre la thawra que si ce même Parlement reste en place, le président qu’il élira sera d’un certain bord politique et qu’il faudrait, partant, prolonger le mandat du président pour qu’une nouvelle majorité parlementaire puisse élire un nouveau président reflétant les aspirations du peuple.

La résilience de Mikati
Un autre indice de la volonté du président de ne pas quitter Baabda à l’issue de son mandat est la pression exercée sur le Premier ministre Nagib Mikati par certaines parties au pouvoir afin qu’il ne puisse pas faire usage de la même latitude dispensée au cabinet Diab après sa démission, au lendemain du 4 août 2020. Michel Aoun n’a pas convaincu son allié, le Hezbollah, de mettre fin au blocage des réunions du Conseil des ministres et de cesser de faire le lien entre le dossier de l’enquête du port et la bonne marche du gouvernement.
En 2016, c’est à l’usure, après plus de deux ans de vide que le Hezbollah a finalement réussi à assurer l’élection de M. Aoun à la présidence. Mais, entre temps, le cabinet dirigé par Tammam Salam avait quand même assuré la continuité des pouvoirs publics. C’est pour parer aux projets subversifs que la communauté internationale, Paris en tête, insiste pour que M. Mikati tienne bon – comme le prouve le déblocage soudain de la crise ministérielle annoncé jeudi soir pour relancer l’action du gouvernement et qui devrait se traduire par la démission du ministre de l’Information Georges Cordahi avant le début de la tournée du président français Emmanuel Macron dans le Golfe.

Bassil en héritage
Le projet subversif étant, cette fois, l’avènement du gendre du président Aoun, le chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil. Ce dernier rêve en effet d’une réédition du scénario de 2014 qui a permis au général Aoun d’arriver au pouvoir au terme de deux ans et demi de pourrissement et de vacance présidentielle. C’est la raison pour laquelle, fidèle au projet stratégique de l’alliance des minorités, il a de nouveau présenté récemment ses lettres de créances au Hezbollah, lors de son dernier meeting de Faraya, en rejetant l’affirmation selon laquelle le Liban serait occupé par l’Iran.
Machiavel avait raison: parfois, la fin justifie vraiment tous les moyens.