L’observation d’un manuscrit assyro-chaldéen et d’une Chhimto maronite nous permet de mieux comprendre la place qu’occupe chacune des trois graphies syriaques. Ici et là, le même estranguélo est employé pour les titres et auprès des croix à gradins. Pour le reste, chaque tradition fait appel à sa forme cursive : le madenhaya pour le texte assyro-chaldéen, et le serto pour le maronite.

Il existe trois graphies syriaques dont une monumentale et deux cursives. La forme monumentale, dite estranguélo, est propre à tous les syriaques sans distinction. La cursive cependant se divise en deux formes. L’une, dite serto, est employée par les syriaques occidentaux (dont les maronites), tandis que l’autre appelée madenhaya, caractérise les Orientaux (les Assyro-Chaldéens).

Les livres de la messe maronite qui se trouvaient encore jusqu’au début des années 2000 sur les bancs des églises contenaient la version originale syriaque face à sa traduction arabe. Les fidèles étaient ainsi accoutumés à cette forme d’écriture qui, depuis, a disparu des livres et des écrans de messe.

Majuscule et cursive

La graphie employée dans ces livres était la forme cursive. C’est précisément la signification de son nom : serto. L’écriture monumentale est appelée estranguélo dont l’étymologie serait " sert-éwangélioun ", la graphie des Évangiles. C’est l’écriture noble employée pour les évangiles, les titres et les monuments tels que les sièges patriarcaux d’Ilige ou de Bkerké.

Le même phénomène qui, en latin ou en grec, fait passer le " A " majuscule d’une forme triangulaire à une version cursive arrondie " a ", est vérifié dans le passage de l’estranguélo angulaire, vers le serto aux configurations courbes.

Des ressemblances purement formelles suggèrent des analogies entre le serto et l’arabe. Le B syriaque ressemble à un Ḥ arabe donnant ainsi une illusion de similitude. Ces deux écritures se rapprochent dans leur esthétique. En revanche, l’estranguélo correspond dans sa forme comme dans son principe, à l’hébreu dont il ne diffère que par les ligatures.

L’alphabet phénicien

Toutes les écritures alphabétiques d’Europe, grecques ou latines, ainsi que celles du Moyen-Orient sont issues du phénicien. Y compris l’arménien, le cyrillique et l’arabe avec ses dérivés persans. Cependant, ces écritures ont adapté l’original phénicien à leurs spécificités linguistiques, y introduisant des voyelles pour les gréco-latins, et des consonnes notamment interdentales, pour les Arabes. Les premiers ont porté à 26 le nombre de caractères, tandis que les seconds l’ont monté à 29.

Contrairement à toute cette variété d’écritures, le syriaque et l’hébreu sont restés fidèles à l’alphabet phénicien avec ses 22 lettres. Ces deux langues, étant extrêmement proches du phénicien, n’avaient aucune raison de procéder à des adaptations. Elles emploient jusqu’à présent l’alphabet phénicien originel. Les différences aperçues ne sont que des variations dans le dessin de la lettre résultant de longs siècles d’évolution en passant par la version araméenne.

Le syriaque et l’hébreu font même usage d’une règle commune pour les lettres à double prononciation, dure et souple. C’est ainsi que dans la version souple, le P devient Ph (F), le K devient Kh, le B devient V et le G devient Gh. Lébnon (Liban) par exemple, est prononcé Lévnon en syriaque car le B, précédé d’une voyelle, se mue en sa version souple.

Les trois graphies syriaques

Le phénicien et les 3 graphies syriaques : estranguélo, madenhaya, serto.

La première des trois graphies syriaques est l’estranguélo employé pour les monuments, les titres et les croix qui ornent les manuscrits aussi bien du Liban que de Syrie-Mésopotamie. Nous l’apercevons ici à la ligne 2, juste sous l’original phénicien. À la ligne 3, la graphie madenhaya signifiant orientale, est appelée aussi assyro-chaldéenne ou encore nestorienne. Enfin, la dernière forme, à la ligne 4, est la cursive occidentale appelée serto.

Le problème est que notre histoire et notre culture ne sont plus enseignées. Les amateurs de syriaque au Liban sont le plus souvent autodidactes et présentent des compétences assez limitées. Ils confondent dans leur ensemble, l’estranguélo avec la graphie cursive des syriaques orientaux : le madenhaya. Ils prêtent ainsi de manière erronée, une dimension identitaire au serto qui serait selon eux, la graphie des maronites et des syriaques-orthodoxes, alors que l’estranguélo serait l’écriture des syriaques orientaux (Assyriens et Chaldéens).

En réalité, l’estranguélo est la forme monumentale équivalente à la majuscule européenne ou à l’hébreu carré. Élément fédérateur, il est employé invariablement par tous les syriaques quelle que soit leur origine.

Manuscrits et statues

À gauche : Manuscrit assyro-chaldéen de la fête de la Croix. À droite : Chhimto (livre des prières ordinaires) maronite.

L’observation d’un manuscrit assyro-chaldéen pour la fête de la Sainte Croix, et d’une Chhimto (livre des prières ordinaires) maronite, nous permet de mieux comprendre la place qu’occupe chacune des trois graphies syriaques. Ici et là, le même estranguélo est employé pour les titres et auprès des croix à gradins. Pour le reste, chaque tradition fait appel à sa forme cursive : le madenhaya pour le texte assyro-chaldéen, et le serto pour le maronite.

À gauche : Statue de Saint-Maron au Vatican avec inscription serto. À droite : Statue de Saint-Maron à Bkerké avec inscription estranguélo.

La confusion entre estranguélo et madenhaya a malheureusement conduit à des choix étonnants. Prenant l’estranguélo pour du madenhaya d’appartenance assyro-chaldéenne, il lui a été préféré le serto cursif pour orner la statue de Saint Maron au Vatican. Or la sculpture requiert légitimement une écriture monumentale comme ce sera le cas avec la statue du même saint à Bkerké. Celle-ci a reçu la confession de foi chalcédonienne gravée en estranguélo, conformément à la valeur symbolique de cette graphie.

La graphie maronite

Épigraphe maronite médiévale de Notre-Dame d’Ilige.

L’estranguélo est par principe une écriture à formes angulaires. Cependant, chez les maronites, il revêt une facture géométrique encore plus prononcée. En contemplant l’épigraphe médiévale de Ilige, datée de 1276, nous constatons que les lettres s’inscrivent dans des carrés, les " chin " prennent des formes de triangles et les " waw " se transforment en cercles parfaits.

Qu’est-ce qui aurait pu susciter une telle esthétique géométrique ? Nous pourrions penser à l’influence des inscriptions latines à l’époque des croisades, une période qui correspond à l’âge de cette épigraphe. Aussi, est-elle gravée en creux à la manière des Francs, alors que la coutume en Orient tend beaucoup plus vers les écritures en relief saillant.

Entre les XIIIe et XVe siècles, les Mamelouks ont détruit les vestiges chrétiens du Liban, et c’est par miracle que l’épigraphe d’Ilige ait réussi à leur survivre. Nous ne disposons donc pas d’autres exemples lapidaires pour étayer l’hypothèse d’une graphie maronite. Cependant, nous ne connaissons pas parmi les nombreuses et riches collections épigraphiques de Syrie-Mésopotamie, de témoignages similaires à celui de Notre-Dame d’Ilige.

Épigraphe maronite de Notre-Dame de Bkerké.

En revanche, cette forme anguleuse se retrouve dans les livres maronites comme notre chhimto, mais aussi et surtout dans l’épigraphe plus récente de Notre-Dame de Bkerké. Qu’elle soit gravée horizontalement, verticalement ou suivant un disque, cette écriture représente une expression calligraphique singulière dite estranguélo carré, ou graphie maronite.

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