Dans ses Commentaires (c. 405 EC), Saint Jérôme (347-420 EC) écrit: "Le Liban est la plus haute montagne de la Phénicie." La Phénicie dont il est question à cette époque est une division administrative romaine du Diocèse civil d’Orient. Jérôme utilise le terme Liban pour indiquer un lieu précis, la montagne la plus élevée de cette région, se faisant l’écho des représentations bibliques qui évoquent le Liban géographique comme emblème de beauté naturelle et d’isolement. Dans les siècles qui suivront, cette géographie allégorique du toponyme "Liban" changera de signification.

Le toponyme Liban durant la période hellénistique

Après les guerres d’Alexandre le Grand, le Proche-Orient actuel, bien connu des géographes grecs, était surnommé "Anatolis" ou "Levant (Machreq)". Il faisait partie intégrante de l’espace politique et culturel hellénistique. Quant au toponyme "Liban", il renvoyait aux deux chaînes de montagnes parallèles séparées par la dépression de la Békaa, qu’on appelait la Coelee-Syria ou Syrie-Creuse. Ce haut-plateau constitue un couloir hautement stratégique, disputé en permanence entre deux dynasties de diadoques ou successeurs d’Alexandre: les Lagides d’Alexandrie et les Séleucides d’Antioche-sur-l’Oronte.

Le toponyme Liban fut, depuis la plus haute antiquité, toujours associé à deux représentations constantes. D’une part, la splendeur des paysages naturels et, d’autre part, la difficulté d’accès par les voies de communication terrestres à cause de la géographie tourmentée des vallées et des montagnes enclavées. Deux sites particuliers ont retenu l’attention de tous les voyageurs, des géographes et des conquérants. L’historien Polybe (IIe siècle avant JC) mentionne les passages difficiles des gorges du Lykos (Nahr-el-Kalb) ainsi que du cap de Jiyeh connu sous le nom de Porphyrion. Ces deux sites constituaient des obstacles majeurs "entre le pied du Liban et la mer, passages très difficiles à côté de l’eau".

Mais les difficultés d’accès ne diminuaient en rien la beauté naturelle associée au Liban géographique à cause de ses forêts de cèdres et d’autres essences précieuses. À l’aube de l’ère romaine, Diodore de Sicile (†20 av. J.-C.) évoque l’exploitation de la "forêt du Mont Liban" par les successeurs d’Alexandre pour les besoins de la construction navale. Il parle de cette région comme "montagne dont la longueur des sommets domine les villes de Tripoli, de Byblos, et de Sidon… couverte de cèdres et de cyprès admirables par leur beauté et par leur grandeur". C’est par le biais de la version grecque de la Bible, ou Septante, rédigée à Alexandrie au IIIe siècle av. JC, que le toponyme Liban entrera dans toutes les langues du vieux monde, dont celle de cet article.

Une montagne romaine "provinciale" et aménagée

Les toponymes gréco-romains "officiels" reflètent tout simplement les découpages administratifs conventionnels, sans nécessairement refléter des déterminismes politiques particuliers en termes de pouvoirs. Autour des barrières naturelles, l’Empire voulait d’abord contrôler les routes, les cols et les vallées reliant les différents versants. Les grandes chaines, comme les Alpes ou les Taurus, furent découpées en plusieurs provinces, tandis que les petites chaînes furent incluses en un seul découpage. Le relief ne fut considéré ni comme frontière naturelle, ni comme support de spécificité politique quelconque, outre celle de leur identité administrative romaine provinciale. Les noms des provinces, elles-mêmes, suivirent cette logique "anti-déterministe".

Après 64 av. J.-C., suite aux conquêtes de Pompée, l’Orient romain demeura centré sur Antioche[1], en continuité avec la période hellénistique antérieure et sa géographie politique. Une province de Syrie occupait le nord de ce Diocèse civil d’Orient entre la Méditerranée et l’Euphrate. Tandis que le sud et l’intérieur furent laissés aux royaumes clients, Émésiens, Ituréens, Hérodiens, Nabatéens. Plus tard, ces fiefs seront intégrés de plein droit aux provinces romaines. Le littoral, hellénophone, jouissait d’un grand prestige : la pourpre de Tyr était la couleur impériale par excellence. Quant à la cité de Béryte, elle fut surnommée la " mère nourricière des lois " à cause de sa prestigieuse École de Droit. C’est à ce titre qu’elle sera chantée par le poète Nonnos de Pannopolis (†c. 450 EC) "[…] La discorde qui défait les États ne cessera de compromettre la paix que lorsque Béryte, garante de l’ordre, sera juge de la terre et des mers, lorsqu’elle fortifiera les villes du rempart de ses lois […]"

Dans la Békaa, "Héliopolis-près-le-Liban" (Baalbeck) était célèbre pour le culte de Zeus/Jupiter héliopolitain.

Quant au Mont Liban, il constituait l’arrière-pays marginal sillonné par plusieurs voies romaines, notamment entre Béryte et Damas via Héliopolis. Quant à la voie creusée par Domitien (81-97 EC) par le col de Mnaitra, elle correspond à l’intégration finale des royaumes des Émésiens et des Ituréens. Près de ce col, en amont du fleuve Adonis, se trouve "à l’écart, n’appartenant à aucune cité ou espace public, le temple d’Aphrodite d’Aphaca (Afqa) sur une partie du sommet du Mont Liban", selon Eusèbe de Césarée (†339 EC).

Le Mont Liban n’est donc plus l’espace hostile à franchir, mais un arrière-pays à aménager et exploiter, afin de l’intégrer encore plus aux provinces des alentours. Cette impression se vérifie par une multitude d’inscriptions éparpillées dans la montagne. Au Lycus (Nahr-el-Kalb), la stèle de l’empereur Caracalla (†217 EC) commémore l’élargissement du passage ; celle de Proculus (†393 EC), gouverneur de Phénicie, renvoie aux travaux de voirie ainsi qu’aux "dieux d’Héliopolis".

"La plus haute montagne de Phénicie"

À l’échelle de l’Empire romain, les chrétiens sont présents sur le littoral depuis les temps apostoliques. Quant à la montagne, son évangélisation massive date du Ve siècle EC. Byblos, par le biais du grec impérial, voit un dérivé de son nom être donné à la collection canonique des livres saints des chrétiens, la Bible. Héliopolis "près le Liban" demeurera l’un des centres les plus importants du paganisme, et ce jusqu’à la conquête arabe.

Vers 200 EC, sous Septime Sévère, la province de Syrie fut divisée en deux nouvelles provinces de premier niveau: la Syrie-Creuse[2] au nord, et la Phénicie-Syrie au sud. Cette dernière, centrée sur Tyr et Émèse, formait un triangle entre Palmyre (Tadmor), Tortosa (Tartous), et Ptolémaïs (Saint-Jean-d’Acre), contrôlait les routes entre le littoral et l’Euphrate, autour des deux chaînes du Liban. Les habitants de cette prestigieuse province furent un grand mélange ethnique et culturel dans un Empire où la citoyenneté ne fut jamais ethnique mais légale. Le littoral parla le grec, et l’intérieur l’araméen (ancêtre du syriaque).

Vers 400 EC, la Phénicie sera subdivisée en deux: la Phénicie Maritime sur le littoral, ayant Tyr pour métropole, et la Phénicie Libanaise, ou Libanésie, ayant pour métropole Émèse (Homs) puis Damas. Or, cette province "libanaisienne" ne correspond point au Grand Liban actuel. Entre Héliopolis (Baalbeck), Émèse (Homs), Damas et Palmyre (Tadmor), elle couvrait seulement la partie nord de l’Anti-Liban, laissant toute la chaîne occidentale et l’Hermon en Phénicie Maritime. Paradoxalement, la distinction entre les deux chaînes de montagnes commence à être formalisée durant cette période. D’autres provinces de l’Empire eurent des configurations politiques et toponymiques semblables, telles que l’Hémimont des Balkans, et les provinces des Alpes et d’Asie Mineure. Cette géographie politique persistera jusqu’à l’arrivée des Arabes.

Ces données permettent de dire que le Liban antique, comme les autres parties du Levant, ne jouissait pas d’une personnalité politique propre à lui. Il était un trait naturel, tout comme le Sinaï ou les Alpes, à cheval entre un littoral prestigieux et un intérieur stratégique. La province romaine de Phénicie libanaise ne correspondait point à l’actuelle République libanaise. Durant l’Antiquité tardive, à l’époque des guerres lancées par la Perse sassanide contre l’Empire romain (602-628 EC), Isidore de Séville (560-636 EC) rédige une vaste encyclopédie de compilation appelée Étymologies, dans laquelle il définit les noms des lieux connus de son temps. Le Liban y est présenté comme " la plus haute montagne de Phénicie, abordée par les prophètes, sa partie vers l’Orient est l’Anti-Liban ", en le classant avec d’autres chaînes telles que le Taurus, le Caucase, et l’Ararat, et en y situant les sources d’une sainte et salvifique rivière, le Jourdain.

La réflexion d’Isidore de Séville illustre la convergence de deux éléments: le Mont Liban biblique et la Phénicie gréco-romaine. Une version remaniée de cette convergence, non dépourvue d’anachronisme, sera centrale dans la construction des mythes fondateurs du Liban politique.


[1] Quand l’Empire devient chrétien, Antioche devient le siège du primat de tout l’Orient. Il s’agit non d’un orient imaginaire, mais du diocèse civil d’Orient de l’Empire romain, appartenant à la Préfecture du prétoire d’Orient dont le siège métropolitain se trouvait à Nicomédie dans l’actuelle Bithynie (Turquie).

[2] Cette Syrie-Creuse administrative, dans le nord syrien actuel, est distincte de la Coele-Syrie géographique que constitue la vallée de la Békaa.

Abonnez-vous à notre newsletter

Newsletter signup

Please wait...

Merci de vous être inscrit !