À chacun ses priorités au Liban. Trois ans après le début de l’une des pires crises économiques et financières de ce monde, celles de la classe dirigeante n’ont toujours rien à voir avec celles d’une population qui se bat sur plusieurs fronts pour survivre. Les exemples, s’il en faut encore, sont nombreux et ne font que se répéter et se multiplier, montrant à quel point l’abîme qui sépare le pouvoir du peuple est énorme. "Il ne faut plus recenser ce qui ne marche plus dans le pays, mais ce qui marche encore", commentait récemment un collègue, mi-figue mi-raisin.

Depuis que le ministère des Télécommunications a annoncé une hausse des tarifs des communications téléphoniques et d’Internet à partir de juillet, soi-disant pour pouvoir améliorer la qualité de ses services, jamais ces mêmes services n’ont été aussi mauvais. Une nouvelle preuve de l’échec de ceux qui veulent à tout prix se maintenir en place et présider aux destinées d’un pays exsangue.

La grève annoncée jeudi par les employés des deux opérateurs de téléphonie mobile, Alfa et Touch, a apporté une preuve supplémentaire de l’absence de vision et de stratégie officielle de développement. Les salariés des deux compagnies perçoivent toujours leurs salaires en livres libanaises et au taux officiel (1.507 LL pour un dollar) et réclament aujourd’hui que 60% leur soit versée en dollars frais. Cette grève s’ajoute à celle des juges, observée depuis la semaine dernière, ainsi que celle des fonctionnaires du secteur public, qui dure depuis plus de deux mois. Leur point commun: des revendications salariales et une amélioration des conditions de travail.

L’annonce faite parallèlement par EDL au sujet de la mise hors service de Zahrani, la seule centrale électrique encore fonctionnelle au Liban, montre à son tour, pour la énième fois, l’incurie du pouvoir. Le seul souci de celui-ci aujourd’hui est de voir comment s’assurer la majorité au sein d’un gouvernement qui pourrait assumer les prérogatives présidentielles, à la fin d’un sexennat en rupture avec les règles de bonne gouvernance et qui s’est distingué par son manque de vision et son incapacité à proposer des solutions minimales pour freiner la chute libre du pays. Seules exceptions à son inertie: les mesures sélectives qui servent directement ses intérêts hégémoniques ou politiciens dans le sens étriqué du terme.

Dans les hautes sphères du pouvoir, on n’est ainsi préoccupé que par les préparatifs de la présidentielle, de l’héritage politique de Michel Aoun, de la représentation des uns et des autres au gouvernement, sans prêter la moindre attention à la multiplication des signes du naufrage libanais après des dérives qui durent depuis près de trois ans. Car ce qui compte pour ces gens, c’est leur propre survie, même si elle doit se faire au détriment de l’avenir de quatre millions de Libanais.

Les difficultés d’EDL à assurer du fuel à ses trois centrales ne sont pas nouvelles. Deux d’entre elles, Deir Ammar et Zouk, ont d’ailleurs éteint leurs turbines depuis plusieurs semaines déjà. Le ministre sortant de l’Énergie, Walid Fayad, a certes réussi il y a quinze jours à obtenir de l’Irak, avant son expiration en septembre prochain, le renouvellement du contrat par lequel Bagdad a fourni pendant un an du fuel au Liban. Mais il n’a apparemment pas pu garantir l’envoi de la dernière cargaison de carburant, tel que prévu par le contrat en vigueur.

Un problème de promesses non honorées de la part du Liban a failli compromettre l’importation de carburant irakien, le seul auquel le pays a encore accès pour alimenter ses centrales, alors que celle de gaz et de fuel égyptien et jordanien se fait toujours attendre.

Lorsque l’Irak a conclu avec le Liban, en juillet 2021, un accord en vertu duquel il s’engageait à lui fournir à partir du mois de septembre de la même année 100.000 tonnes par mois (80.000 utilisables par les centrales à cause du Swap), c’était parce qu’il voulait apporter une aide urgente au pays du Cèdre plongé dans l’obscurité. Il avait seulement posé comme condition que Beyrouth réforme le secteur de l’électricité, ce qui ne s’est évidemment pas fait. Plus encore, le Liban n’a pas versé à l’Irak l’argent qu’il lui devait et n’a pas respecté les clauses du contrat prévoyant un échange de services au niveau de l’éducation et de la santé en contrepartie du carburant obtenu. Walid Fayad était en pourparlers au sujet des modalités de paiement des factures impayées et des quantités qui ont été déjà livrées, sans qu’on ne sache si elles ont ou non abouti. Cependant le fait que l’Irak n’ait pas envoyé la dernière cargaison de fuel permet de penser que les pourparlers n’ont pas été fructueux, d’autant qu’EDL avait annoncé le 3 août qu’au cas où elle ne recevait pas le carburant dans les délais prévus, elle serait obligée d’éteindre les turbines de Zahrani le 25 du mois.

C’est, en gros, ce qu’elle a rappelé dans son communiqué de jeudi – alors que le ministère de l’Énergie reste aux abonnés absents – en précisant que tout son stock de carburant est épuisé et qu’elle ignore même si une livraison de carburant est prévue pour septembre. Elle s’est quand même engagée à reprendre sa (maigre) production de courant dès que le fuel sera de nouveau assuré.

Le plus grave cependant est que, simultanément, les propriétaires de générateurs privés ont commencé à augmenter les heures de rationnement, alors que le mazout est disponible en quantités sur le marché local depuis qu’il n’est plus subventionné. Que se passe-t-il donc au niveau du marché de mazout? S’agit-il d’un problème de monopole? De stockage? D’une reprise de la contrebande en direction de la Syrie? Ou des trois à la fois? Quoi qu’il en soit, ce ne sont pas des autorités qui brillent par leur absence, dans un pays qui réunit toutes les caractéristiques d’un État failli, qui vont apporter une réponse.