C’est en les remontant le long du Nil en 1707, qu’un naufrage les a précipités au fond de l’eau. Le manuscrit des quatre homélies a pu être sauvé et transporté jusqu’à Rome. En 1984, durant une période de quatre mois, au rythme de 18 heures par jour, le père Khalil Alwan se rendait quotidiennement à la bibliothèque vaticane où il consultait dans le noir, le manuscrit rescapé, à l’aide d’une lumière ultraviolette. Cette dernière révélait les traces des lettres à l’emplacement de l’encre effacée par l’eau.

C’est l’histoire d’un manuscrit pas comme les autres, et d’un éminent prélat maronite, chercheur, érudit et persévérant. Elle commence au Moyen Âge, vers les années 1200, sur les pages d’un grand manuscrit à reliure de cuir rougeâtre.  Dans un monastère syriaque du désert de Scété (Ouadi Natroun) en Égypte, un scribe anonyme y avait copié de sa belle écriture syriaque les 2.200 vers des quatre homélies de Saint Jacques de Saroug, composées au début du VIᵉ siècle.

Le père Khalil Alwan.

De Chypre au Vatican

C’est sur l’île de Chypre qu’en 1476, un certain Georges, moine de Leucosie (l’actuelle Nicosie), a travaillé sur sa restauration. En 1499, le manuscrit était devenu la propriété du père Antoine Clepin, et en 1534, il est passé au prêtre Aaron. Il a fini par quitter Chypre pour se retrouver à Jérusalem en 1664, entre les mains du métropolite syriaque. Nous apprenons néanmoins, qu’au début du XVIIᵉ siècle, l’ouvrage se trouvait à nouveau en Égypte puisque c’est de là qu’il est parti pour rejoindre les rayons de la bibliothèque vaticane.

Depuis la fondation du Collège maronite de Rome en 1584, les savants de cet institut se rendaient en Orient pour récolter des ouvrages pour les bibliothèques européennes. Les plus renommés parmi ces collectionneurs, faisaient partie de la dynastie maronite des Assemani. C’est l’une de ces missions qui avait mené Élias Assemani en Égypte, lui permettant de rassembler un grand nombre d’ouvrages orientaux dont celui des quatre homélies de Saint Jacques de Saroug. C’est en les remontant le long du Nil en 1707, qu’un naufrage les a précipités au fond de l’eau. Le manuscrit des quatre homélies a pu être sauvé et transporté jusqu’à Rome où il a été classé sous le code Vat. Syr. 117.

Le déchiffrage

Comme beaucoup de volumes syriaques, il a été consulté ou étudié par les savants dont notamment le grand Joseph Simon Assemani. Mais une partie de l’ouvrage n’a jamais pu être déchiffrée ayant été effacée dans l’eau lors du naufrage. Il a fallu attendre les années 1984 à 1986 pour qu’un autre savant maronite, le père Kreimiste Khalil Alwan, se mette à la besogne avec toute l’endurance et l’opiniâtreté nécessaire. Durant une période de quatre mois, au rythme de 18 heures par jour, il se rendait quotidiennement à la bibliothèque vaticane où il consultait dans le noir le manuscrit rescapé, à l’aide d’une lumière ultraviolette. Cette dernière révélait les traces des lettres à l’emplacement de l’encre effacée.

Comme Saint Ephrem, Saint Jacques de Saroug composait des mimré, ou homélies métriques, en vers dodécasyllabiques. C’est en s’appuyant sur ces mesures que le père Alwan parvenait à insérer les termes là où l’encre n’avait pas laissé la moindre trace. En respectant le nombre de syllabes et le sens de la phrase, il pouvait suggérer des alternatives. Il a eu également recours à plusieurs florilèges syriaques, des citations dans les écrits de Grégoire Bar Hébraeus et de Moshé Bar Képha, ainsi que des traductions arabes du même mimro lui permettant de combler les vides. Ce procédé a nécessité trois années de travail assidu puisqu’il fallait se rendre dans les différentes bibliothèques, de Florence à Londres, afin de consulter les manuscrits correspondants.

Saint Jacques de Saroug.

Une redécouverte

Mais le père Alwan a réussi grâce à cet effort colossal, à ressusciter l’œuvre disparue d’un grand docteur de l’Église. Mort en 521, Saint Jacques, évêque de Saroug, est vénéré par tous les Syriaques, qu’ils soient miaphysites tels que les jacobites (syriaques-orthodoxes) ou chalcédoniens comme les maronites. Comme Saint Éphrem "harpe de l’Esprit-Saint", il est surnommé la "flûte de l’Esprit-Saint" ou encore la "cithare fidèle de l’Église".

Le père Alwan qui avait été supérieur général de la congrégation des missionnaires libanais maronites, dits kreimistes, et secrétaire général de l’assemblée des patriarches et évêques catholiques du Liban, est aujourd’hui secrétaire général du conseil des patriarches catholiques d’Orient. Il est actuellement l’un des plus grands spécialistes de la littérature de Saint Jacques de Saroug.

Une richesse littéraire

Cette littérature syriaque qui a cessé d’être enseignée dans nos écoles depuis 1943, aurait tant à nous apporter en ces temps où l’humanité se recherche et où elle tente de renouer avec la nature. Alors que la théologie grecque procède d’une approche philosophique, celles des syriaques est éminemment anthropologique. Et le doctorat du père Alwan avait justement pour thème, l’anthropologie de Saint Jacques de Saroug.

Contrairement à l’école platonicienne d’Alexandrie qui méprisait la matière, celle d’Antioche était aristotélicienne et considérait la matière comme une création provenant de Dieu. Cette mentalité antiochienne permettait une symbiose entre le spirituel et le matériel. Pour Saint Jacques de Saroug, la chair deviendra immortelle et "ressuscitera incorruptible". Les quatre éléments (terre, air, eau et feu) deviendront spirituellement "un seul dans une perfection indissoluble".

Manuscrit syriaque.

Anthropologie et écologie

La théologie syriaque est une symphonie anthropologique et écologique. L’école d’Antioche en fait l’éloge dans la complémentarité entre l’homme et la nature. À la mort, le corps retourne à la nature. "Car la chair ressuscite, spirituelle, dans le monde nouveau, et elle passe comme l’esprit à travers l’épaisseur des natures", lit-on encore dans la quatrième homélie du Vat. Syr. 117.

Saint Jacques de Saroug disciple de Saint Ephrem, a transmis comme lui, la spiritualité syriaque dans un esprit poétique et imagé. Le disciple a développé les concepts de son maître et les a rendus plus accessibles au lecteur, nous dit le père Alwan. Chaque idée est analysée et soutenue selon une méthode rigoureuse qui pose la thèse et l’antithèse pour ensuite opérer une longue argumentation avant d’établir la synthèse. Il procède surtout d’un phénomène d’actualisation lorsqu’il restitue l’Ancien Testament sous forme de symbolismes annonçant le Christ. Il transpose les différentes scènes bibliques en moments ordinaires de la vie quotidienne accessible pour ses contemporains.

Épris de Saint Jacques de Saroug, de sa spiritualité, de sa poésie et de son humanisme, le père Alwan nous fait part de la chance que nous avons en tant que maronites, de pouvoir l’apprendre et le transmettre dans ses paroles authentiques. Contrairement aux coptes qui l’ont hérité dans sa traduction arabe, nous l’avons toujours lu, écrit et chanté dans notre langue syriaque.