Les inégalités des salaires entre dollars et livres libanaises provoquent une division parmi les jeunes qui abandonnent tout espoir de changement et rêvent de prendre le large.

Alors que le Liban est ébranlé par un cataclysme sur tous les fronts – politique, social et économique – les jeunes libanais sont particulièrement touchés par la crise financière. Entre dollar, lollar (dollar au taux de 8.000 livres libanaises) et livre libanaise, ils ne savent plus où donner de la tête ni comment gérer leur budget qui, des fois, n’en est pas un, tellement la précarité se fait sentir. Cela a créé un fossé énorme entre des amis que l’argent a séparés parce que les règles ne sont plus les mêmes pour tous. Certains sont à découvert dès la première semaine du mois et d’autres se la coulent douce sans soucis, "financiers" du moins.

Dans une vie antérieure – avant la crise économique de 2019 – l’argent était un sujet tabou chez les Libanais. Quand des copains allaient en groupe au resto, c’était à qui allait arracher l’addition en premier, des mains du serveur. Et la liste est longue, du coiffeur au brunch en passant par le ciné, le motto des Libanais a toujours été "Ayb, ma btehriz!" (Tu n’as pas honte? Ce n’est rien!)

Pour de nombreux jeunes, aller dîner dans un restaurant est devenu un luxe.

Se réveiller sur un cauchemar

C’est un autre son de cloche qui se fait entendre en 2022 dans les rues de Beyrouth. Assise dans un café à Gemmayzé, Maya bombarde son amie de questions: "Tu as eu ta promotion? On t’a converti ton salaire en dollars?" demande-t-elle pensive ne sachant pas si elle devait se réjouir pour sa meilleure amie ou pleurer sur son sort. Le salaire de Maya, qui s’élevait à 1.000 dollars avant la crise en vaut à peine 40 dollars actuellement. Elle doit à nouveau compter sur sa famille pour aller, ne serait-ce qu’une fois par mois chez le coiffeur, ou se faire livrer un repas entre copains. Elle n’ose plus rien demander à ses parents maintenant qu’elle connaît par cœur leur réponse: "Notre argent est bloqué à la banque. On n’a plus les moyens, ce n’est plus comme avant. Tu dois t’adapter à cette nouvelle situation."

Fille unique et choyée, Maya ne se fait toujours pas à l’idée de ce revers de situation, un bon poste dans la boîte de son père (qui a fermé ses portes en 2021 à cause de la crise), une berline allemande, des habits griffés, des sacs de marque et des sorties chaque soir avec les copains dans les endroits les plus huppés de Beyrouth. "Je me sens comme la Belle au bois dormant en version film d’horreur qui, après un long coma dû au Covid-19, s’est réveillée sur un cauchemar, confie-t-elle. Je ne rigole pas. Ma voiture ne fonctionne plus et je ne peux plus la réparer tellement ça coûte cher. Je vends mes sacs sur un site de luxe, mais ils ne me paient que le quart de leur valeur. Et mes habits, j’en fais quoi? Où est-ce que je vais les porter? Je ne sors plus. Je n’ai envie de voir personne tellement je suis déprimée."

Fracture sociale

Avec une inflation qui a atteint 239% en janvier 2022 et un taux de chômage de 45% chez les jeunes actifs, le Liban a vu 215.000 personnes âgées de 23 à 30 ans quitter le pays au cours des cinq dernières années, selon un chercheur à la société Information international (al-Douwaliya lil Maaloumat). Pour la première fois, des mères libanaises encouragent leurs enfants, adolescents ou jeunes adultes, à s’exiler. Du jamais vu auparavant.

À la terrasse d’un restaurant au bord de la plage, une cinquantaine de jeunes attablés par des groupes de huit, célèbrent l’anniversaire de leur ami. Sur chaque table, se trouvent une bouteille de whisky et une autre de vodka. Les hommes boivent goulûment (après tout, ils ont payé cher leur place, 100 dollars frais par personne), alors que les jeunes femmes sirotent un verre devant un coucher de soleil époustouflant. Un peu plus loin, un petit groupe de quatre personnes, un verre à la main, fait des va-et-vient d’une table à l’autre, sans laisser rien paraître. À y regarder de plus près, on devine tout de suite qu’ils font partie du même groupe. Et pourtant, ils sont assis un peu en retrait.

"Nos salaires sont en livres libanaises, confie Nayla. Nous ne pouvions pas payer les 100 dollars requis pour la formule. Nous ne voulions pas non plus rater cette soirée. Déjà que nous nous sentions assez isolés ces temps-ci. Nous nous sommes entendus pour prendre une table qui n’est pas réservée, chacun paie ce qu’il consomme. Ça nous coûtera au grand maximum 20 dollars."

L’exil

L’histoire de Naya et Rayan est toute autre. Au terme de cinq ans de concubinage, ils décident de se marier. Rayan est médecin résident dans un hôpital prestigieux de la capitale, mais son salaire ne l’est pas. Il touche en fait 4 millions de livres auxquelles s’ajoutent 150 dollars frais. Naya travaille dans une multinationale européenne et touche la coquette somme de 1.500 dollars.

"Notre relation est un peu tendue en ce moment, avoue-t-elle. Je n’ose pas réserver un resto par peur de le froisser. On dirait qu’il a, ces temps-ci, une calculette dans la tête. L’argent dont on ne parlait jamais auparavant est maintenant au cœur de toutes nos conversations. J’ai été promue trois fois en une année, alors que Rayan et ses collègues ont manifesté plusieurs fois pour ce petit surplus en dollars. À ce rythme, il ne pourra jamais rembourser les frais d’université. Il n’en peut plus, il veut quitter ce pays."

Étant tous deux Français, Naya a convaincu Rayan de passer le concours à Paris, où il pourra exercer. "À mon arrivée, je pourrais avoir un contrat à durée indéterminée, dit-elle, sur un ton rêveur. Nous cotiserions à la sécurité sociale et nous pourrions acheter une maison. Et puis, nous aurions droit à une retraite pour nos vieux jours." Elle reprend sur un ton plus réaliste : "Eh oui, penser à la retraite peut sembler naïf, mais ça fait un bien fou de se projeter dans l’avenir. Au Liban, on vit au jour le jour. Tout est source d’incertitude: l’électricité, l’essence… Vivement le départ!"

Le temps perdu

Nadine fait partie des heureux élus payés en dollars et qui, en apparence, bénéficient de l’inflation. Elle confie que sa situation financière est satisfaisante: "Mon salaire de 1.800 dollars m’a permis de décorer ma chambre et d’acheter un nouveau smartphone." Mais les aléas de la vie au Liban l’ont vite rattrapée. "Au début, je me sentais très chanceuse, j’ai profité de la situation, jusqu’à ce que tout devienne dollarisé à nouveau, constate Nadine. Comme je suis la seule qui gagne bien sa vie à la maison, c’est à moi de payer les assurances, les médicaments et toutes les grosses factures. Je sais que je reste quand même privilégiée. Pourtant, il ne faut pas croire que notre qualité de vie est meilleure parce que notre salaire est en dollars. Notre vie à tous est quotidiennement rythmée par des files d’attente sur les stations d’essence, des coupures d’électricité et une pénurie à tous les niveaux."

Le seul point commun entre ces jeunes, c’est la volonté de partir à l’étranger pour y travailler et y vivre dignement. Tous sont d’accord pour dire que le pays est condamné économiquement, mais aussi politiquement. Ils n’y voient pas d’autre issue que l’exil. "On nous a toujours dit que le temps, c’est de l’argent, lance Marc. Or, nous avons déjà perdu beaucoup de temps et toutes nos économies. Nos plus belles années, nous les avons passées à manifester pour essayer de changer les mentalités. Mais rien n’y fait! La corruption est plus que jamais enracinée dans le système et les chefs des partis ont tous été réélus en toute impunité. J’ai besoin d’apprendre à vivre. Or, je ne fais que survivre. Il faut donc arrêter avec l’image romancée de la résilience des Libanais vivant d’amour et d’eau fraîche. Non, cette fois trop c’est trop! Quitter le pays est devenu le rêve de tous les jeunes. Plus rien ne nous retient ici!"