Éloge du confessionnalisme politique et du partage du pouvoir? Ou bien exaltation de la laïcité, porteuse de grandes espérances? Que choisir: imposer l’idéologie au nom des principes généraux ou protéger les minorités et prendre en compte les réalités sociologiques? Méfiance à l’égard des doctrines universalistes, car c’est au nom de la cause du peuple qu’on a institué le Goulag en URSS et que Pol Pot s’est illustré dans les Killing Fields du Cambodge!

Un laïciste, encore un, a trouvé dernièrement la recette magique pour sortir le pays de l’ornière. Il propose que dans un geste de générosité, le Liban officiel accorde la nationalité aux Palestiniens et qu’il supprime dans un autre geste, mais de fraternité cette fois, le confessionnalisme politique. Et dans cette foulée, l’État revigoré s’en prendrait aussitôt à la corruption qui gangrène l’administration publique, cette corruption n’ayant pour source, d’après lui, que notre système désuet de partage du pouvoir entre communautés.

Quoi de plus expéditif que la sécularisation qui, par un coup de baguette magique, résoudrait tous nos problèmes et instaurerait l’égalité entre citoyens sur le modèle jacobin? David Copperfield qui, en 1983, avait fait disparaître la statue de la Liberté de New York, et Houdini qui, en 1918, avait escamoté un éléphant de cirque n’auraient pas été aussi performants! Or les prestidigitateurs à la main leste et à l’esprit prompt ont toujours des solutions, mais celles-ci ne valent que pour des tests de laboratoire.

Promouvoir la laïcité est certainement honorable! Mais la protection des minorités l’est tout autant, et on n’a pas le droit d’exposer au péril, ni au downgrading des groupes spécifiques, au prétexte que l’idéologie égalitariste doit prévaloir et que la loi du nombre doit l’emporter!

Imposer la sécularisation, c’est arracher à des entités sociales leurs garanties de survie et mettre en danger leur dignité. C’est les exposer à l’arbitraire d’autres groupes majoritaires, au nom de la volonté générale, concept fécond mais aisément "dévoyable". Car tout groupe est par essence hégémonique et toute communauté a tendance, du fait même de son histoire, à nourrir des appréhensions vis-à-vis des communautés voisines. Cette constatation vaut pour les Balkans lesquels, situés au cœur de l’Europe, furent le théâtre de massacres intercommunautaires qui avaient soulevé en leur temps l’indignation mondiale. Elle vaut également pour les Ouïghours de Chine, pour les Rohingyas de Birmanie et les Bahaïs d’Iran. Le diktat du pouvoir central ne saurait passer outre à leurs spécificités régionales et révoquer des franchises ancestrales. Idem pour l’Irak, la Syrie et le Liban. Protéger les minorités peut se révéler plus urgent que l’application des grands principes universalistes. Car la mise en œuvre de ces derniers peut être détournée de son but d’origine pour commettre les pires injustices et faire passer les lois les plus scélérates.

Mais revenons à notre laïciste, qui n’allait pas prendre la peine de se pencher sur la réalité sociologique, tant il avait pour lui l’engagement doctrinaire et la rigidité intellectuelle. Étant plutôt anglophone, il s’écriait: "Facts? No thanks, I’ve got ideology." Bien sûr, muni d’un outil d’analyse pareil, il pouvait transcender les craintes légitimes des uns et l’appétit insatiable des autres. Dans ces envolées lyriques et sa coquetterie d’intellectuel, il faisait fi du droit à la différence tout en remettant en cause cet État artificiel dénommé Liban, dont le régime politique était encore plus incongru que les frontières internationales que lui avait léguées un officier français*.

Il était inutile de poursuivre avec lui un débat qui dure depuis le Mandat et qu’a si bien rapporté la plume perspicace de Gabriel Puaux, haut-commissaire français en Syrie et au Liban. Cet historien de formation, fils de pasteur protestant, et qui de ce fait ne risquait de s’enflammer pour la cause des chrétiens d’Orient, nous a livré ses réflexions prophétiques après une large tournée dans les zones placées sous son autorité: "Le bilan de cette première tournée occupa mes heures d’insomnie. J’additionnais les problèmes sans leur trouver une solution omnivalente. Fallait-il choisir entre les sunnites et ces minorités prêtes à défendre âprement, et même les armes à la main, leurs coutumes et leur foi, leurs traditions et leurs mythes? Convenait-il d’appliquer ici notre critérium majoritaire d’Occident? Les musulmans orthodoxes représentaient le nombre. Étaient-ce à eux de décider seuls de l’avenir du pays? Si le pouvoir leur était remis sans contrepoids, n’était-ce pas la révolte des allogènes?"**. Ce texte toujours d’actualité nous révèle le conflit insidieux qui au Levant a empêché l’avènementde l’État moderne et la construction d’une citoyenneté transcendant les différences confessionnelles.

En somme, entre la loi du nombre, sous couvert de laïcité, et la susceptibilité des minorités, il n’y aura jamais que des frictions, ces prodromes des guerres civiles.

Faut-il pour autant, Messieurs les laïcards, sacrifier les petites populations pour préserver les grands principes? Vous rendez-vous compte que dans votre entreprise de sécularisation, vous allez céder les commandes aux pourfendeurs de Salman Rushdie? Que vaudrait alors votre sainte laïcité et quel "machin" ce serait entre les mains des fossoyeurs de la liberté?

*le général Henri Gouraud, en l’espèce.

**Gabriel Puaux, Deux années au Levant: Souvenirs de Syrie et du Liban (1939-1940), 1952, p. 27.