Le mufti de la République, cheikh Abdel Latif Deriane, a mis en garde contre le danger d’une banalisation du vide à la tête de l’Exécutif, faisant ainsi écho aux inquiétudes du patriarche maronite, Mgr Béchara Raï.

À quelques jours de la deuxième réunion parlementaire consacrée à l’élection d’un nouveau chef de l’État, le mufti de la République, cheikh Abdel Latif Deriane, a stigmatisé certaines dérives politiques qui risquent de consacrer, selon lui, un état de fait anticonstitutionnel rejeté par un grand nombre de Libanais.

L’importance du discours qu’il a prononcé vendredi, à l’occasion de la fête du Mawled (naissance du prophète Mohammad), réside dans le fait qu’il fait écho à celui du patriarche maronite, le cardinal Béchara Raï, et de toutes les personnalités musulmanes et chrétiennes qui reflètent tous une même inquiétude: celle que le Liban bascule vers un système hybride qui neutralise les institutions au profit d’un mode de gouvernance basé sur la loi du plus fort.

Elle réside aussi dans le fait qu’il s’inscrit dans le prolongement de la réunion extraordinaire de Dar el-Fatwa, le 24 septembre 2022, lorsque le mufti a réuni autour de lui les députés sunnites pour tenter de remettre les pendules à l’heure et encourager les parlementaires à contrer les dérives politiques à travers l’élection, à la tête de l’État, d’un président capable de redonner tout leur sens aux constantes nationales aujourd’hui foulées aux pieds.

S’adressant à "tous les Libanais, dans un souci d’œuvrer ensemble afin de faire face aux défis qui sont sur le point de détruire la paix civile et l’État", cheikh Deriane a rappelé d’emblée que l’objectif de la réunion de Dar el-Fatwa était de "se concerter au sujet du profil du nouveau président et d’éviter le vide qui perturbera davantage les institutions constitutionnelles et qui indisposera surtout nos partenaires chrétiens".

Les inquiétudes sunnites et chrétiennes sont aujourd’hui les mêmes, avec le risque réel d’un vide total à la tête de l’Exécutif à cause du bras-de-fer politique autour de la composition du nouveau gouvernement et des difficultés inhérentes à l’élection présidentielle en l’absence d’une majorité claire au Parlement.

"Un précédent mauvais et préjudiciable"

"Nous ne sommes pas satisfaits de l’évolution de ce dossier (la présidentielle) puisqu’il semble que la majorité des acteurs publics se soient faits à l’idée du vide qui est sur le point d’être imposé, comme par le passé, pour qu’au final les parties concernées se voient toutes contraintes d’élire un candidat déterminé", a-t-il dit, faisant ainsi allusion au vide qui s’est installé pendant deux ans et demi à la tête de l’État après la fin du mandat du président Michel Sleiman, jusqu’à ce que le Hezbollah réussisse à imposer son candidat à la présidence, le fondateur du CPL, Michel Aoun.

Le mufti a vivement dénoncé "un procédé anti-démocratique qui va à l’encontre de la volonté des Libanais et qui recrée un précédent qui s’est avéré mauvais et préjudiciable", avant d’avertir: "Ce qui se passe en réalité, c’est que certains essaient d’imposer une sorte de routine dont la finalité est de banaliser la présentielle de sorte que la présence ou l’absence d’un chef de l’État importe peu. Or les Libanais ne veulent assurément pas d’une chose pareille".

Cette mise en garde contre la banalisation de la fonction de président avait été également formulée par le patriarche Raï, mais le mufti est allé plus loin en estimant que le même scénario "s’applique également à la présidence du Conseil". "Comment sera-t-il possible de gouverner et de gérer l’Etat sans une autorité exécutive efficace et dotée de tous les pouvoirs?" s’est-il interrogé en évoquant "les complications de la mise en place d’un gouvernement qui durent depuis des mois et la contestation de la légitimité du cabinet actuel". "Ainsi, a-t-il insisté, au lieu qu’il y ait un vide institutionnel, il y en aura deux: à la tête de la présidence et du gouvernement".

Une direction de l’ombre

"L’ère du non-État a commencé. Cela est vrai, mais ce qui est tout aussi vrai, c’est que certains s’arrogent le droit de planifier, de gérer et d’appliquer le blocage", a-t-il dénoncé, accusant de ces méfaits une "direction de l’ombre qui n’est capable de rien de bon". Cheikh Deriane faisait notamment allusion au CPL de Gebran Bassil qui essaie d’imposer ses conditions tant pour la présidentielle que pour la formation d’un gouvernement. "Cette direction de l’ombre n’a pu régler aucune des crises dont elle était une des principales causes. Elle agit comme bon lui semble sans se considérer responsable aux yeux de l’opinion publique alors que les responsables officiels n’y peuvent rien", a-t-il poursuivi dans ce qui semble être une allusion à l’action du chef du CPL et du Président. Le mufti a appelé à "renoncer à cette dualité destructrice et à faire en sorte que le Liban soit doté d’un nouveau gouvernement et d’un nouveau président, sinon ce camp devra gouverner seul avec sa bande d’encenseurs et de courtisans". "Il doit cependant savoir qu’il devra tôt ou tard rendre des comptes aux Libanais", a averti cheikh Deriane.