Moins du dixième du trésor qu’est le patrimoine arméno-cilicien a pu survivre et atteindre le Liban entre 1921 et 1930. Le tout a été rassemblé à Antélias, face à la Méditerranée et aux couchers de soleil qui illuminent la pierre ocre du catholicossat. Antélias, du grec Anti-Hélios, signifie justement "face au soleil".

L’histoire du catholicossat arménien a commencé il y a 1700 ans à Vagharschapat, alors capitale de l’Arménie. C’est là que Saint Grégoire l’Illuminateur avait fondé son Église et établi son premier siège. En 471, celui-ci était transféré à Dwin, la nouvelle capitale. Mais l’occupation arabe a causé une période d’instabilité poussant le catholicossat à chercher refuge sur l’île d’Aghtamar en 927, puis à Argina, et enfin à Ani. Avec la prise de cette ville par les Byzantins en 1045, le siège s’est encore transféré à Thavplour au Nord de la Cilicie.

En 1064, les Turcs seldjoukides ont pris la capitale Ani, contraignant le catholicos Grégoire II Martyrophile à fuir la Grande Arménie pour s’établir en Cilicie, à Garmir Vank (le couvent rouge). En 1116, Grégoire III a encore déplacé le siège à Dzovk, puis, en 1149, à la forteresse de Hromgla près d’Édesse jusqu’à sa chute aux mains des mamelouks en 1292.

Sis (1295-1921)

Suite à l’enlèvement du catholicos Stepatos IV par les mamelouks, Grégoire VII a fait revenir le siège catholicossal au cœur de la Cilicie, à Sis. Connue sous le nom de Petite Arménie durant la période croisée, la Cilicie a représenté la version occidentale de la civilisation, de la culture et de l’art arménien. Même au niveau dogmatique, le catholicossat a tenté des rapprochements avec le Saint-Siège, notamment en 1307 lorsque la profession de foi avait déclenché l’ire de certains vardapets (prêtres) d’Arménie.

Au concile de Florence en 1439, un décret d’union remis au catholicos Grégoire IX Moussabékiants a provoqué la révolte des moines en Arménie orientale. Ils ont convoqué un synode et exigé le transfert du siège catholicossal à Etchmiadzine. Face à la réticence de Grégoire IX, un second catholicos a été élu en 1441, engendrant une nouvelle réalité au sein de l’Église arménienne désormais pourvue de deux sièges, l’un oriental et l’autre occidental. Au XVIIIe siècle, le patriarcat arménien de Jérusalem s’est séparé du siège de Cilicie pour reconnaître la primauté d’Etchmiadzine.

Le grand génocide de la Première Guerre mondiale a décimé les Arméniens et les autres chrétiens, autant en Arménie orientale qu’en Cilicie. Seule une infime partie autour du lac de Sevan a pu constituer une République arménienne aussitôt annexée par l’Union soviétique. La Cilicie, elle, a pu obtenir le mandat français souhaité, mais pour très peu de temps. Dès 1921, l’étau se resserrait sur les légions franco-arméniennes. Le général Gouraud préconisait continuellement une reprise d’Édesse à partir de Beyrouth, et la sécurisation de la voie terrestre qui relie la Cilicie au Liban. Mais la realpolitik de Métropole paralysait toutes les démarches du haut-commissariat de Beyrouth.

Antélias: la cathédrale Saint-Grégoire, la chapelle et le mausolée du Génocide. ©Amine Jules Iskandar

Antélias

L’abandon de la Cilicie aux Turcs a causé l’ultime exode de la population de Cilicie vers le Liban et l’Occident. Le siège catholicossal millénaire de Sis a accompagné son peuple dans cette douloureuse épreuve, déroulée dans des conditions dramatiques. En 1930, le catholicossat arménien de la Grande maison de Cilicie a été enfin établi à Antélias au Liban, par Sahak II Khabayan.

Moins du dixième du trésor qu’est le patrimoine arméno-cilicien a pu survivre et atteindre le Liban entre 1921 et 1930. Le tout a été rassemblé à Antélias, face à la Méditerranée et aux couchers de soleil qui illuminent la pierre ocre du catholicossat. Antélias, du grec Anti-Hélios, signifie justement "face au soleil".

Le Saint-Chrême

Tous les sept ans, Antélias et Etchmiadzine bénissent le Sourp-Muron, ou Saint-Chrême, distribué à travers le monde à leurs paroisses diasporiques respectives. Ce muron servira à toutes les consécrations et bénédictions, notamment à l’eau des baptêmes, aux églises et aux instruments liturgiques, ainsi qu’aux grands pèlerinages.

Aram Ier bénissant le Saint-Chrême (Muron) avec la dextre de Saint Grégoire à Antélias en 1996. ©Amine Jules Iskandar

Il s’agit d’une huile sainte remise par le Christ aux apôtres et que Saint Thaddée aurait rapportée en Arménie. Pour cette raison, le catholicos verse depuis toujours dans le muron quelques gouttes du précédent, ainsi dilué dans une mixture de balsamine, d’huile d’olive, de vin et d’une quarantaine d’essences de fleurs et de plantes aromatiques. Le tout est mélangé durant quarante jours dans un chaudron en forme de cathédrale arménienne, pour être enfin béni par le catholicos avec la dextre de Saint Grégoire l’Illuminateur. Cette relique a survécu à toutes les guerres, génocides et pérégrinations pour arriver jusqu’à Antélias avec tout ce qui a pu subsister du patrimoine cilicien.

Le chaudron du Saint-Chrême et la dextre de Saint Grégoire l’illuminateur à Antélias. ©Amine Jules Iskandar

L’art arméno-cilicien

L’architecture ecclésiastique et militaire des Arméniens de Cilicie n’avait rien à envier à celle des États latins du Levant. Leur production de manuscrits enluminés et l’art de la miniature n’avaient d’égal que dans les monastères les plus renommés d’Europe. Les icônes, les vêtements liturgiques, les objets de culte et les enluminures du grand Toros Roslin (1210-1270) ont constitué un trésor pour le christianisme et pour le patrimoine de l’humanité. Avec le temps, s’est formé un vocable arménien occidental propre à la Cilicie et qui est toujours caractéristique des Arméniens du Liban et de leur diaspora demeurée fidèle au siège d’Antélias.

Cet art et cette littérature sont venus enrichir la bibliothèque Khatchik Babikian et le musée Cilicie d’Antélias, qui conservent une partie des 26.000 manuscrits arméniens répartis entre Erevan, Etchmiadzine, Jérusalem, Bzommar, Venise, Vienne et ailleurs. Chaque pièce du musée raconte une histoire à elle seule.

Antélias: le musée Cilicie et un khatchkar en pierre volcanique d’Arménie. ©Amine Jules Iskandar

Le lustre de Sis

Les Turcs n’avaient accordé qu’un délai de vingt-quatre heures pour évacuer la Cilicie. Vingt-quatre heures pour transporter tout ce qui pouvait l’être du patrimoine du royaume de Cilicie, vieux d’un millénaire. Ce sont des dizaines de milliers de manuscrits enluminés, de trésors d’orfèvrerie, de sculptures, de bas-reliefs, d’icônes et de tapisseries, qui ont succombé au pillage, au feu et à la haine. Le catholicos, les moines, les vardapets et même les laïcs n’ont sauvé que ce qu’ils ont réussi à porter sur eux dans les longs convois mal équipés qui les transportaient comme du bétail pour les arracher à une mort certaine.

Au moment de traverser le Pyramus (actuel Ceyhan), un accident a précipité les coffres de fortune au fond du fleuve. Il a fallu plonger pour retirer un à un les objets dispersés et repêcher les pièces du lustre de la grande cathédrale de Sis, les crosses, les croix et les calices, ainsi que les manuscrits et les icônes. C’est ce lustre, sauvé du naufrage, dont nous pouvons encore aujourd’hui admirer la lumière.

Chaque objet est arrivé au Liban pour témoigner de l’œuvre, de l’histoire et de la présence chrétienne sur cette terre du Levant. Certaines pièces sont venues rejoindre la collection ultérieurement, envoyées par des réfugiés arméniens qui ont pu regagner le Liban, Chypre, l’Europe ou l’Amérique. C’est sans doute là le couronnement de l’œuvre arménienne au Liban. En plus des écoles, universités, églises, théâtres, laboratoires, conservatoires et ateliers d’art, ils ont ressuscité au Liban, et avec le Liban, face au soleil, un peuple lumineux qu’on avait tout fait pour éteindre.

Vêtements liturgiques arméniens à Antélias. ©Amine Jules Iskandar