Le président du CSM Souheil Abboud refuse de poser un précédent qui consacre les ingérences politiques dans les affaires de la justice.

Après avoir observé pendant des mois un mutisme absolu et tenté autant que faire se peut de résister aux ingérences politiques flagrantes dans les affaires de la justice, le président du CSM Souheil Abboud, soumis à des pressions incessantes du ministre de tutelle Henry Khoury, a laissé exploser son ras-le-bol lundi.

Dans un communiqué au ton inhabituel pour quelqu’un qui est réputé autant pour son intégrité que pour sa réserve, Souheil Abboud a lancé une véritable fronde, en annonçant qu’il ne participera pas demain mardi à la réunion convoquée par le ministre sortant de la Justice Henry Khoury, qui en a fixé l’ordre du jour de surcroît, au mépris du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs. M. Khoury veut que le CSM planche sur un projet de nominations contesté à la tête des chambres de la Cour de cassation, afin de compléter la composition de son assemblée plénière mais de manière à modifier l’équilibre en son sein. Il insiste aussi pour que cette instance nomme un juge suppléant à Tarek Bitar, en charge de l’enquête sur l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth.

La fronde de Souheil Abboud, qui détaille dans le communiqué les pressions exercées sur la magistrature pour qu’elle se soumette à la volonté des politiques, a dans le même temps sonné comme un appel au secours lancé à tous ceux qui peuvent agir afin que l’autonomie de la justice cesse d’être un slogan destiné à enrichir certains discours. En l’occurrence, le Parlement qui a enfoui dans ses tiroirs une proposition de loi en ce sens.

M. Abboud a donné deux motifs principaux à sa décision de sortir de sa réserve. Le premier se rapporte aux "tentatives d’interventions politiques flagrantes dans l’action de la justice, des magistrats, du Conseil supérieur de la magistrature et de son président, à travers des campagnes systématiques et continues faites de diffamation, de dénigrement, d’attaques et d’abus". Le second concerne "les implications et les répercussions négatives de ces campagnes sur la justice, sur la crédibilité et la dignité des magistrats, ainsi que sur le bon déroulement de la justice".

Il réagissait surtout au feu nourri de critiques qui ont visé pendant plusieurs mois autant l’action du juge Bitar que celle du CSM ou des magistrats, qui ont notamment refusé de donner une suite favorable à la cascade de recours présentés contre le juge d’instruction, par des hommes politiques dont la responsabilité a été retenue dans le cadre de l’enquête sur l’explosion au port. "En dépit de la crise qui secoue le Liban à tous les niveaux, le corps de la magistrature compte toujours parmi ses membres les meilleurs juges capables d’affronter et de surmonter les défis qui se posent devant eux, aussi difficiles soient-ils et quels que soient les sacrifices", a-t-il dit, avant d’ajouter: "Ceux-là ont travaillé et continuent de le faire en silence, en surmontant de nombreux obstacles imposés par une situation inhabituelle".

L’autonomie de la justice

M. Abboud a souligné dans ce cadre que la magistrature, "en dépit d’une situation socio-économique et logistique inacceptable, aurait pu être à la hauteur des espoirs placés en elle si elle avait bénéficié d’un soutien adéquat" qu’il a énuméré dans le détail. Il a insisté d’abord sur l’importance fondamentale de l’adoption de la proposition de loi sur l’autonomie de la justice, "sur base des remarques formulées par le CSM au sujet du texte", en relevant que celui-ci a été examiné "de façon répétitive pendant dix ans en commissions parlementaires" avant d’être de nouveau renvoyé en commission en février 2022 par la Chambre… "pour complément d’étude".

Il a ensuite mis en avant la nécessité tout aussi primordiale de signer les décrets des nominations et des permutations judiciaires "générales et partielles", en relevant que ces textes "poursuivent leur va-et-vient entre les différents départements ministériels ou sont relégués au fond des tiroirs des autorités compétentes, pour des raisons non judiciaires, sachant qu’elles ont été agréées à l’unanimité par le CSM".

Il a aussi insisté sur l’amélioration des conditions de vie des magistrats avant de s’étendre longuement sur "les interventions politiques directes ou indirectes dans les affaires de la justice", accusant "différentes parties et autorités" de ce méfait. Souheil Abboud a reproché dans le même contexte à "ceux qui gardent le silence face à ces interventions ou qui les ignorent, de contribuer à leur tour aux atteintes à la justice".

L’équilibre communautaire

"Ces interventions, a poursuivi le président du CSM, se sont notamment manifestées à travers "un compromis" se rapportant à la (fausse) problématique de l’équilibre communautaire au niveau des chambres de la Cour de cassation, sachant que celui-ci est assuré depuis longtemps, comme le reflètent les nominations successives (10 chambres réparties à égalité entre chrétiens et musulmans) effectuées sur base de décrets approuvés par les différentes autorités".

Souheil Abboud critiquait ainsi indirectement le ministre sortant des Finances Youssef Khalil (proche du mouvement Amal du président de la Chambre Nabih Berry), qui a bloqué pendant plusieurs mois un décret de nominations judiciaires sous prétexte qu’il n’est pas conforme à l’esprit du Pacte national, au niveau de la répartition communautaire, empêchant ainsi une recomposition de l’assemblée plénière de la Cour de cassation supposée statuer sur de nouveaux recours présentés par les anciens ministres, proches d’Amal, Ghazi Zeaïter et Ali Hassan Khalil, contre le juge Tarek Bitar. Le refus de Youssef Khalil de signer ce décret a eu pour effet de maintenir le blocage de l’enquête sur l’explosion au port. Non seulement le ministre des Finances n’a aucune compétence pour statuer ou formuler un avis sur les nominations, mais sa démarche a servi de prétexte pour tenter de modifier la composition de l’assemblée plénière en comptant Souheil Abboud parmi les cinq présidents chrétiens des chambres de cassation, alors qu’il n’en faisait pas partie, ce que le CSM a refusé.

M. Abboud a dénoncé une autre intervention politique "qui s’est récemment manifestée par la convocation du CSM par le ministre sortant de la justice, lequel a lui-même établi l’ordre du jour de la réunion". "Il s’agit, a-t-il souligné, d’un précédent dont les motifs sont politiques et non pas judiciaires, même si cette convocation a été basée en apparence sur un article de loi qui n’a jamais été appliqué auparavant en raison de son incompatibilité avec les deux principes de la séparation des pouvoirs et de l’autonomie de la justice, consacrés par la Constitution".

Le juge Souheil Abboud a assuré que "le cours de la justice ne s’arrêtera pas, notamment en ce qui concerne l’affaire de l’explosion au port", réaffirmant l’engagement du CSM à "œuvrer sans relâche pour que l’enquête aboutisse, que les responsabilités soient déterminées et que les sanctions adéquates soient infligées aux contrevenants".

Bouclier infranchissable

Il a aussi confirmé avec insistance son attachement au serment qu’il avait prêté pour préserver l’indépendance et la dignité de la magistrature, soulignant sa détermination à "se poser en bouclier infranchissable face aux ingérences dans les affaires de la justice, quels que soient leurs auteurs".

Au final, c’est pour toutes ces raisons que Souheil Abboud a pris la décision de ne pas assister à la réunion convoquée par le ministre de la Justice, mais aussi, et surtout, "pour ne pas consacrer un précédent qui porte atteinte à l’autonomie de la justice". Le président du CSM a conclu son communiqué en se disant persuadé que "la magistrature regorge de juges indépendants et neutres, engagés seulement en faveur du serment qu’ils ont prêté, et sur qui il faut compter pour rétablir la confiance dans la justice et contribuer réellement à édifier un État de droit".

Dans l’état de décrépitude à tous les niveaux dans lequel le Liban est plongé, surtout au niveau de la gouvernance, la démarche du président du CSM représente une véritable secousse qui ne peut pas laisser indifférents tous ceux qui militent pour freiner le glissement du pays vers une situation de non-État. Ces derniers peuvent constituer autour de Souheil Abboud, notamment au niveau parlementaire, une force capable peut-être d’inverser la tendance. Dans ce contexte, il serait utile de relever le rôle que le Barreau peut également jouer, le bâtonnier Nader Gaspard ayant déjà mis en garde le CSM contre toute tentative de réagir favorablement à la demande d’Henry Khoury de nommer un juge suppléant à Tarek Bitar, même si cette décision est motivée par des considérations humanitaires, en rapport avec les personnes détenues dans le cadre de l’enquête bloquée sur l’explosion au port.

La démarche du président du CSM bouleverse en outre les projets du ministre de la Justice. La réunion qu’il a convoquée ne pourra pas se tenir, faute de quorum, avec l’absence de cinq magistrats sur les dix qui composent le CSM. Le vice-président de cette instance, le juge Ghassan Oueidate, procureur de la République, s’était récusé en décembre 2020 en raison de son lien de parenté avec le député Ghazi Zeaïter. Trois autres magistrats, dont le président de l’Inspection judiciaire, ont pris leur retraite sans qu’il n’ait été possible de pourvoir aux sièges vacants. Le quorum est de six membres.