Le président sortant Michel Aoun a adressé au Parlement une lettre écrite pour lui demander de retirer au Premier ministre désigné, Najib Mikati, le mandat en vertu duquel ce dernier a été chargé de former un gouvernement.

Une nouvelle crise politico-constitutionnelle vient s’ajouter à toutes celles qui secouent le Liban depuis plus de trois ans, avec la guerre des lettres lancée dimanche entre les deux présidences de la République et du Conseil autour de la mission du Premier ministre désigné, Najib Mikati, et de celle du gouvernement d’expédition des affaires courantes. La deuxième manche de cette bataille, inaugurée par le président sortant, Michel Aoun, à la veille de l’expiration de son mandat, lundi à minuit, se déroulerait mercredi, Place de l’Étoile, selon des sources parlementaires. La Chambre a quarante-huit heures pour plancher sur le texte présidentiel.

M. Aoun s’est fondé sur l’alinéa 10 de l’article 53 de la Constitution pour adresser sa lettre écrite au Parlement. Le texte en question dispose que " le président adresse, en cas de nécessité, des messages à la Chambre des députés ". Dans sa missive, Michel Aoun demande notamment à celle-ci de " retirer " au Premier ministre désigné, Najib Mikati, le mandat qui lui a été confié pour former un gouvernement. Le motif : Ce dernier " refuse de mettre en place un gouvernement, et un cabinet d’expédition des affaires courantes ne peut pas, en vertu de la Constitution, gouverner ". Ce à quoi Najib Mikati a répondu sans tarder, dans une contre-lettre, dans laquelle il affirme que son équipe continuera d’" accomplir son devoir, conformément aux règles en vigueur ". Si l’exposé des motifs de Michel Aoun -qui a placé Najib Mikati dans sa ligne de mire- est éminemment politique, la réponse de Najib Mikati est restée dans un cadre strictement constitutionnel. Contrairement au président sortant, le Premier ministre désigné a évité les procès d’intention. Mais à l’argumentation du premier qui a mis en avant " l’absence de légitimité populaire " du gouvernement d’expédition des affaires courantes, M. Mikati a opposé un autre argument : celui de la continuité du pouvoir.

Le titre de la lettre de Michel Aoun à la Chambre donne le ton : " Le refus du Premier ministre désigné de former un gouvernement et son attachement à l’expédition des affaires courantes (….) alors que le Liban s’oriente vers un vide présidentiel qui implique un vide au niveau de l’Exécutif en présence d’un gouvernement démissionnaire ".

Le président sortant énumère certes une liste d’articles de la Constitution pour expliquer que M. Mikati ne peut pas rester ad vitam aeternam Premier ministre désigné et que son gouvernement ne peut pas assumer les prérogatives d’un président. Sauf que le ton est resté davantage politique. À aucun moment, le chef de l’État n’évoque les conditions que son camp imposait à un Najib Mikati qui refusait de laisser celui-ci contrôler son équipe. " Nous avons attendu jusqu’à la dernière minute avant de vous adresser cette lettre, dans l’espoir que le sens des responsabilités et la conscience nationale reprendront le dessus chez celui qui est censé en avoir, afin d’éviter un double vide au niveau de l’Exécutif ", écrit Michel Aoun, qui souligne la responsabilité de la Chambre dans ce contexte. " C’est ce qui nous a poussé à saisir sans tarder le Parlement, afin que soient prises de manière urgente, toutes les mesures commandées par cet état des faits expliqué dans la présente missive. Le Parlement assume dans ce contexte un rôle actif pour sauver le pays du vide qui le menace ", ajoute-t-il en exprimant l’espoir d’" une élection d’un président ou d’une formation d’un gouvernement dans les 24 heures qui précèdent la fin du mandat ".

" Le Premier ministre désigné refuse de former un cabinet, sur base d’une décision politique qu’il a prise, pour qu’il perpétue ad vitam aeternam la mission d’expédition des affaires courantes de son équipe, accentue le vide et mette la main sur la présidence de la République alors qu’elle revient, sur base du Pacte national, à un autre. Il mise sur l’exercice, par son équipe, des prérogatives présidentielles constitutionnelles, sur base de l’article 62 de la Constitution, sachant que celles-ci sont du ressort du Conseil des ministres dans son ensemble. En tout état de cause, elles ne peuvent en aucun cas être assumées par un gouvernement démissionnaire ", accuse Michel Aoun qui rappelle que " le peuple étant la source de tous les pouvoirs, un gouvernement qui n’a pas la confiance du Parlement ne peut pas gouverner en place et lieu du chef de l’État ". " Un gouvernement pareil n’a aucune légitimité ", martèle-t-il, en insistant sur le fait que " ce problème se pose parce que la Constitution n’a pas doté le chef de l’Etat du pouvoir de retirer à un Premier ministre désigné son mandat, au cas où ce dernier faillirait à sa mission ". " Or, ce dernier ne se récuse pas, sinon nous vous aurions sollicités pour de nouvelles consultations parlementaires afin de nommer un remplaçant et de former un gouvernement ", poursuit-il, en insistant de nouveau sur la responsabilité du Parlement pour " remettre les choses en ordre ".

" Aucune valeur constitutionnelle "

La réponse du Sérail ne s’est pas fait attendre. Najib Mikati a annoncé dans une lettre remise à Nabih Berry que " le gouvernement continuera à s’acquitter de toutes ses obligations constitutionnelles, y compris l’expédition des affaires courantes, sauf avis contraire du Parlement ".

" Cela se déroulera conformément aux dispositions de la Constitution et des règlements qui régissent son travail et la manière de prendre ses décisions " stipulés par la Constitution et le décret n° 2552 du 1er août 1992 et ses modifications (organisation du travail du Conseil des ministres), note-t-il, en soulignant que " le décret acceptant la démission du gouvernement, alors que celui-ci est déjà démissionnaire en vertu des dispositions de la Constitution, n’a aucune valeur constitutionnelle ".

" Le 30/10/2022, un décret n° 10942 a été publié, acceptant la démission du gouvernement déjà " démissionnaire ", conformément au texte de l’article 69 de la Constitution, depuis le début du mandat du nouveau Parlement. Il n’est pas accompagné cependant d’un décret désignant un Premier ministre, choisi par les députés pour former le gouvernement sur la base de consultations contraignantes conformément à l’article 53 de la Constitution ", relève M. Mikati.

" Ce décret (acceptant la démission d’un gouvernement démissionnaire) revêt incontestablement un caractère déclaratif, sa conséquence la plus importante étant que l’expédition des affaires courantes devient l’un des devoirs du gouvernement démissionnaire, qui est considéré comme démissionnaire, sans qu’il y ait besoin d’une décision du président de la République à cet égard ", explique-t-il.

Il rappelle également que l’expédition des affaires courantes " est désormais une obligation constitutionnelle consacrée et imposée par l’article 64 de la Constitution, après avoir été une coutume constitutionnelle " rendue nécessaire pour la continuité du fonctionnement des institutions constitutionnelles. Il ajoute que " le vide au niveau des institutions constitutionnelles contredit le but pour lequel la Constitution a été créée et menace le régime de chute et place le pays dans l’inconnu, comme l’a déclaré le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 7/2014 du 28/11/2014 ".

Le chef du gouvernement poursuit : " Il va sans dire que le refus de notre gouvernement, considéré comme démissionnaire en raison du début du mandat du Parlement, de s’acquitter de ses devoirs constitutionnels, y compris l’expédition des affaires courantes, sous quelque prétexte que ce soit, constitue un manquement à ses devoirs et l’expose à une reddition de comptes constitutionnelle pour manquement à ses devoirs, comme le stipule explicitement l’article 70 de la Constitution ".

Il ajoute : " Il est utile de rappeler que notre gouvernement, conformément à ses devoirs constitutionnels, avait préalablement répondu à votre invitation à assister aux séances de votre honorable Parlement, en tant que gouvernement démissionnaire, et a participé à la discussion autour de nombreux projets de loi qu’il a envoyés, et dont la plupart ont été approuvés, à l’instar du projet de budget 2022, sachant que cette loi est très importante car elle définit la politique financière générale du gouvernement et les fonds qui lui permettent de mettre en œuvre cette politique ".

M. Mikati poursuit: " Par conséquence, et sur la base de ce qui précède, et pour éviter une reddition de comptes constitutionnelle pour violation des devoirs stipulés par l’article 70 de la Constitution, et pour éviter la perturbation du fonctionnement des services publics, la chute du régime et la paralysie du travail de l’État et de toutes ses composantes et institutions constitutionnelles, au premier rang desquelles se trouve l’autorité législative, l’autorité constitutionnelle mère qui sera confrontée au problème de la non-promulgation et par conséquent la non-application des lois que vous approuverez,

Et parce que le décret, qui a accepté la démission d’un gouvernement déjà démissionnaire en vertu du texte, est dépourvu de toute valeur constitutionnelle qui se reflète négativement sur l’obligation d’expédier les affaires courantes en plus de l’exercice de toutes les obligations qui lui sont imposées par la Constitution,

Je vous prie de prendre connaissance du fait que le gouvernement d’expédition des affaires courantes continuera à s’acquitter de toutes ses obligations constitutionnelles sauf avis contraire du Parlement ".