La séance de jeudi au Parlement n’aboutira pas, comme l’ex-président Michel Aoun le demande dans sa lettre adressée à la Chambre, au retrait de la désignation de Najib Mikati à la présidence du Conseil, mais à des " plaidoiries " de part et d’autre… en attendant que la Chambre assume son rôle et élise un nouveau président.

L’ombre de l’ex-président de la République Michel Aoun planera jeudi sur l’hémicycle, trois jours après la fin de son mandat. En effet, le Parlement se réunira en séance plénière pour débattre de la lettre qui lui a été adressée le 30 octobre par M. Aoun, dont le sexennat s’est achevé le 31 octobre.

Mais alors que dans cette lettre M. Aoun demande à la Chambre de retirer au Premier ministre désigné Najib Mikati le mandat en vertu duquel il avait été chargé de former un gouvernement, il est peu probable que cette requête aboutisse. Aucun véritable résultat n’est attendu de cette réunion à part, peut-être, une " recommandation " du Parlement de respecter les textes constitutionnels, ou l’annonce par la Chambre d’avoir " pris connaissance " de la teneur de la lettre, à en croire plusieurs sources proches du dossier.

Ce qui est également prévisible, c’est une série d’accusations et de contre-accusations entre les députés des différents blocs, ainsi que contre l’ancien chef de l’État et le Premier ministre désigné. Ce dernier prendra également la parole, après avoir déjà informé, par écrit, le président du Parlement de sa volonté de continuer d’expédier les affaires courantes.

Et c’est pour éviter que ces échanges ne s’enveniment davantage que la séance ne sera pas diffusée en direct par les télévisions.

Cet énième épisode dans la guerre livrée par M. Aoun contre M. Mikati se jouera donc Place de l’Étoile, à l’heure où le Parlement devrait plutôt s’atteler à élire un chef de l’État, après le début de la vacance présidentielle.

La séance de jeudi

Que va-t-il se passer jeudi ? Le Parlement va se réunir pour débattre de la lettre de M. Aoun. L’article 145 du règlement intérieur de la Chambre prévoit en effet que lorsque le président de la République adresse une lettre au Parlement par l’intermédiaire de son président, comme c’est le cas actuellement, le chef du législatif doit convoquer les députés à une séance dans un délai de trois jours pour débattre du message et prendre la décision ou les mesures qui s’imposent.

À ceux qui font remarquer que jeudi constitue en fait le quatrième jour, et non le troisième, et qui se demandent pourquoi le président Berry a pris un jour de retard, des sources parlementaires répondent : " Pourquoi le président Aoun a-t-il pris tellement de retard et l’a-t-il envoyée la veille de la fin du mandat ? "

Ce débat à la Chambre pourrait-il aboutir au retrait de la désignation de M. Mikati, comme le demande Michel Aoun ? Non, répondent plusieurs sources, soulignant l’inexistence d’un article constitutionnel prévoyant un tel retrait. Elles s’accordent également sur le fait qu’une telle démarche, en pleine vacance présidentielle, ferait assumer au Parlement la responsabilité de plonger le pays dans un vide institutionnel, ce que la plupart des blocs refusent.

La solution est d’élire un président de la République, relèvent ces sources, et à ce moment-là tout le "chaos" actuel, résultant des différentes interprétations des textes constitutionnels, prendra fin.

La tenue de cette séance plénière nécessite un quorum de 65 députés présents, qui sera assuré. Il est peu probable que la séance aboutisse à une demande d’amendement constitutionnel, en raison des opinions divergentes. Mis à part le bloc aouniste, peu de députés viendront appuyer la demande de l’ancien chef de l’État, demande qui n’a recueilli aucun écho positif, mais de nombreuses critiques. Seul le Hezbollah pourrait lui apporter un appui relatif. Les inimitiés que le CPL a bâties avec les Forces libanaises, le Parti socialiste progressiste, et le mouvement Amal écartent toute possibilité de voir les blocs parlementaires de ces partis exprimer leur solidarité avec M. Aoun. Il en est de même pour le bloc des Marada, et la plus grande partie des indépendants qui, pour la plupart, ne cachent pas le peu de sympathie qu’ils portent au CPL.

La valeur de cette démarche est beaucoup plus politique que constitutionnelle, estiment les observateurs. Ils voient en elle une tentative de plus de l’ex-président et son entourage de plonger le Liban dans un chaos institutionnel. La séance fournira surtout l’occasion aux députés aounistes de hausser le ton, et nous assisterons à " une plaidoirie de fin de mandat de la part de Gebran Bassil, adressée au public orange pour lui faire oublier les nombreux échecs du CPL ", estiment des sources parlementaires.

Même procédé avec Hariri

La lettre de Michel Aoun au Parlement n’est pas la première du genre. Il en avait envoyé plusieurs autres auparavant, dont une en mai 2021, dénonçant " l’incapacité " de l’un des prédécesseurs de M. Mikati, le chef du courant du Futur Saad Hariri, à former un nouveau gouvernement. La Chambre avait tenu deux réunions à l’époque, la première le 21 mai pour lire la lettre, et la seconde, le lendemain, pour débattre de son contenu.

Quel avait été le résultat ? Une recommandation confirmant la nécessité que Saad Hariri forme rapidement son gouvernement, en accord avec le président Aoun. Ce qui n’avait pas eu lieu, en raison notamment des conditions quasi-impossibles à satisfaire, posées par le chef de l’État et surtout par le chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil.

Cette même demande, d’accélérer la formation d’un gouvernement, ne peut être adressée à M. Mikati, en raison de la vacance présidentielle. " Si Michel Aoun était tellement pressé de former un gouvernement, et de retirer à M. Mikati le mandat de former un Cabinet, pourquoi a-t-il attendu l’avant-dernier jour de son sexennat pour envoyer la lettre ? ", se demande une source parlementaire.

Dans ce cadre, un observateur confirme les informations selon lesquelles le directeur général de la présidence Antoine Choucair a contacté M. Mikati le 31 octobre, peu avant son départ en Algérie. Il lui aurait annoncé que M. Aoun acceptait de signer les décrets de formation d’un nouveau gouvernement, qui ne serait autre que l’actuelle équipe sortante. À la question de savoir si le bloc du CPL octroierait sa confiance au gouvernement, la réponse aurait été négative. C’est pour cela que le Premier ministre aurait rejeté cette proposition.

Le décret de démission

En haranguant la foule partisane rassemblée à Baabda dimanche, M. Aoun avait annoncé l’envoi de la lettre au Parlement, mais également la signature du décret 10942, acceptant la démission du gouvernement sortant.

Ce geste, comme l’avait souligné M. Mikati dans la lettre qu’il avait, lui aussi, envoyée au Parlement, n’a pas réellement de valeur constitutionnelle, puisqu’en vertu de l’article 69 de la Constitution, tout gouvernement est considéré comme démissionnaire " au début du mandat de la Chambre des députés ", donc après la tenue d’élections législatives.

" Ce décret concerne la démission, mais non l’expédition des affaires courantes, qu’effectue l’équipe Mikati ", souligne un observateur, qui estime que cette démarche ne change rien du tout à la situation actuelle.

Le but de M. Aoun serait précisément d’empêcher le gouvernement sortant d’exercer les prérogatives du président de la République, car ce n’est pas un Cabinet en bonne et due forme. Or l’article 62 de la Constitution stipule qu’en " cas de vacance à la présidence de la République pour quelque raison que ce soit, les pouvoirs du président de la République sont exercés à titre intérimaire par le Conseil des ministres ". Aucun texte constitutionnel ne précise que cela ne s’applique pas à un gouvernement d’expédition des affaires courantes.

En tout état de cause, M. Mikati se serait engagé à continuer d’expédier les affaires courantes uniquement, et à ne pas convoquer le Conseil des ministres, sauf dans les cas d’extrême urgence. Le boycott de ministres proches du CPL ne changerait donc rien à la donne, sachant que deux d’entre eux, MM. Abdallah Bou Habib et Walid Fayad, accompagnent actuellement le Premier ministre sortant dans sa visite en Algérie.

On rappelle que M. Mikati avait été officiellement désigné le 23 juin dernier pour former le prochain gouvernement, à l’issue de consultations parlementaires au palais de Baabda, au cours desquelles il avait obtenu 54 voix. Il avait dès le 29 juin présenté au président Aoun une mouture gouvernementale, mais en dépit de plusieurs amendements apportés à cette proposition, des visites successives au palais présidentiel, et de médiations menées notamment par le Hezbollah, le Premier ministre n’avait pas réussi à s’entendre avec le chef de l’État sur la composition de l’équipe devant succéder au gouvernement d’expédition des affaires courantes, que M. Mikati préside.

Priorité à l’élection présidentielle

La véritable recommandation qui devrait être émise par la Chambre jeudi, c’est celle d’élire un président de la République, a de nouveau déclaré mardi M. Mikati.

C’est également l’avis de la plupart des blocs parlementaires.

Dans ce cadre, le député Georges Okais, du bloc de la République forte (Forces libanaises) précise à Ici Beyrouth que le bloc demandera la tenue de séances parlementaires successives jusqu’à aboutir à l’élection d’un président. " Ce qui nous importe vraiment, ce n’est ni le débat autour de la lettre de M. Aoun, qui n’apportera aucun changement, ni la convocation au dialogue. Nous participons à toutes les séances, mais pour nous, la priorité c’est l’élection présidentielle ", confie-t-il.

Pour sa part, le secrétaire général de la Rencontre démocratique (Parti socialiste progressiste) le député Hadi Aboulhosn indique à Ici Beyrouth " qu’au lieu d’envoyer cette lettre, M. Aoun aurait mieux fait de faciliter la formation du gouvernement, et d’encourager son équipe et ses alliés à faciliter l’élection d’un nouveau président ". La lettre " revêt un caractère politique et non constitutionnel, et est devenue caduque depuis le début de la vacance présidentielle ", souligne le député du PSP. " La priorité devait être accordée à l’élection d’un président de la République, la formation d’un gouvernement et la préservation de l’accord de Taëf et du système politique actuel ", précise M. Aboulhosn.

La séance de jeudi sera la dernière durant laquelle les députés auront à débattre d’une lettre adressée par M. Aoun. C’est également la dernière fois que son ombre planera sur le Parlement.