"Nous tournons aujourd’hui une page pour en ouvrir une autre"… C’est ce qu’a déclaré, en substance, le général Michel Aoun dans le discours qu’il a adressé à ses partisans à sa sortie du Palais de Baabda, le 30 octobre. À plusieurs occasions, l’ex-président avait réaffirmé ces dernières semaines sa volonté de poursuivre son "combat politique" au terme de son mandat présidentiel.  Nombre de ses opposants ont dû sans doute froncer les sourcils face à ces propos. Et pour cause…

Le long parcours de Michel Aoun est jalonné de déni, d’attitudes peu cohérentes, profondément contradictoires, pour le moins qu’on puisse dire. Au début de sa carrière militaire, l’ex-président se positionnait clairement dans la mouvance des factions souverainistes chrétiennes. Il faisait partie notamment du fameux "groupe Gamma" qui avait été formé vers la fin des années 1970 par Béchir Gemayel, alors chef des Forces libanaises. Le groupe Gamma regroupait une poignée de technocrates, d’universitaires, d’experts et de cadres supérieurs qui constituaient une sorte de "think tank" qui travaillait dans l’ombre, dans le secret le plus total. Il était chargé de préparer à l’intention de Bachir Gemayel des études et des dossiers sur les grands problèmes qui se posaient alors au pays. Michel Aoun faisait partie de ce groupe occulte sans que le commandement de l’armée n’en soit informé. Il avait alors pour nom de code, ou nom de guerre, "Raad" (tonnerre), en allusion sans doute à son affectation au canon de 155 mm.

L’alignement de Michel Aoun sur les thèses des partis souverainistes chrétiens s’est poursuivi au fil des années, de sorte qu’il fut nommé vers le début de l’année 1983 commandant de la 8ième brigade de l’armée. Celle-ci était à cette époque étiquetée "brigade chrétienne", très proche des partis souverainistes. La Grande Muette avait été restructurée à cette période sous la forme de brigades dont la plupart avaient une coloration communautaire précise, ce qui se traduisait par une allégeance envers les grands partis présents sur la scène locale. La 6e brigade, à titre d’exemple, était connue pour être la brigade "chiite" proche du mouvement Amal, de même que les 5e et 8e brigades étaient qualifiées de "brigades chrétiennes" proches des formations du camp chrétien.

L’attitude de déni du général Michel Aoun aboutira le 13 octobre 1990 à une offensive syrienne contre le Palais de Baabda, le ministère de la Défense et la zone Est. Sur notre photo des soldats syriens posant devant l’entrée du Palais de Baabda, détruite par un bombardement syrien.

Brouillon et mauvais planificateur

La 8e brigade dont Michel Aoun assurait le commandement était en charge à l’époque du front de Souk el-Gharb, face aux forces syriennes et palestiniennes, et leurs alliés. D’anciens officiers qui ont vécu cette période et qui ont notamment combattu à Souk el-Gharb indiquent que Michel Aoun se rendait très rarement sur le front et se contenter de diriger les opérations depuis son quartier général à la périphérie de Beyrouth. "Il était brouillon et mauvais planificateur", dira de lui un officier à la retraite.

En février 1984, l’armée libanaise est amenée à livrer une grande bataille dans le secteur de Mar Mikhaël contre les milices, notamment celle d’Amal, implantées à l’entrée de la banlieue-sud. Le général Ibrahim Tannous était alors commandant en chef de l’armée. Nous étions au début du mandat d’Amine Gemayel. L’armée avait réussi à prendre le dessus et à pénétrer dans un quartier de la banlieue-sud.

Sous la pression des factions alliées au régime syrien, et qui contestaient l’autorité du président Gemayel, le général Tannous est contraint de démissionner en mars 1984, comme conséquence de la bataille de Mar Mikhaël. Il est remplacé à la tête de l’armée par Michel Aoun.

Les guerres de "libération" et "d’élimination"   

C’est en sa qualité de commandant en chef de l’armée et de président du Conseil militaire (regroupant les officiers supérieurs représentant les six grandes communautés) que Michel Aoun sera nommé en 1988 par le président Gemayel, au dernier quart d’heure avant la fin de son mandat, Premier ministre d’un cabinet militaire de transition (comprenant les six officiers supérieurs du Conseil militaire, trois chrétiens et trois musulmans), avec pour mission de préparer l’élection d’un président de la République. Commence alors une nouvelle phase de la crise libanaise dont les funestes retombées se font ressentir jusqu’à aujourd’hui. Car Michel Aoun n’entreprendra aucune démarche pour paver la voie à l’élection d’un président; bien au contraire, il s’attachera au maintien du cabinet militaire, supposé être de transition, en dépit du fait que les trois ministres musulmans avaient été, dès le départ, forcés à démissionner par le régime syrien.

A défaut de pouvoir s’imposer comme seul et unique présidentiable incontournable, il s’emploiera à mettre la main de facto sur le pouvoir exécutif à partir de sa position de Premier ministre et en profitant de son contrôle du Palais de Baabda. "Je suis Premier ministre et six ministres", lancera-t-il à un journaliste.

Mais le but recherché restera d’accéder à la Première Magistrature de l’Etat. Dans l’espoir d’obtenir un appui syrien à son élection à la présidence de la République, il mènera en février 1989 une attaque contre les Forces libanaises alors que le leader des FL, Samir Geagea, était à l’étranger. L’appui syrien à sa candidature ne se concrétisera toutefois pas. Il lancera alors le 14 mars 1989 ce qu’il qualifiera de "guerre de libération" contre la Syrie, oubliant que la conjoncture régionale et internationale de l’époque ne se prêtait en aucune façon à une telle aventure.

La "guerre de libération" contre l’occupation syrienne a fait choux blanc, mais elle avait mis en relief l’aventurisme, voire le comportement irresponsable, de Michel Aoun qui s’était lancé dans une aventure "guerrière" en faisant fi du contexte et des rapports de force de l’époque.         

En janvier 1990, il lance une nouvelle bataille contre les Forces libanaises sous prétexte d’éliminer "les milices", occultant toutefois la présence des organisations armées pro-syriennes. Cette "guerre d’élimination" lancée contre les Forces libanaises se soldera par un échec mais elle aura pour conséquence d’affaiblir considérablement le camp chrétien, militairement, politiquement et économiquement.

Ce combat qu’il a mené contre les Forces libanaises a illustré, de manière désastreuse, l’incohérence de sa ligne de conduite. Lors d’une conférence de presse tenue au Palais de Baabda, un journaliste lui demanda quel est son projet politique. Il sortit alors de son tiroir une brochure qu’il leva en disant: "C’est ça mon projet". Il s’agissait d’une brochure des Forces libanaises dont la couverture, ornée du drapeau des FL, portait l’inscription "Notre cause". Il faisait sienne ainsi publiquement la cause des Forces libanaises, tout en lançant une guerre contre ces mêmes FL.

L’appui populaire

En dépit de l’impasse militaire et politique dans laquelle il se trouvait en 1990, il tentera de bousculer les pratiques et les institutions constitutionnelles afin d’imposer un fait accompli qui lui permettrait de s’agripper au pouvoir, contre vents et marées, malgré le conflit larvé qui sévissait dans le pays, plus particulièrement en zone chrétienne. Il s’opposera ainsi au processus de Taëf qui bénéficiait d’une couverture internationale et arabe. Il poussera son obstructionnisme jusqu’à "dissoudre" le Parlement afin d’empêcher les députés de voter les amendements constitutionnels prévus dans l’accord de Taëf. Sa manœuvre restera sans effet.

Cette quasi obsession de rester attaché au pouvoir était sans doute renforcée par la vague populaire qui le soutenait avec enthousiasme et qui se traduisait par des délégations nombreuses qui se rendaient avec ferveur au Palais de Baabda pour lui exprimer leur soutien.

Ce vaste appui populaire restera tenace malgré le caractère irrationnel de son comportement politique. Il s’explique par le fait qu’il avait repris à son propre compte le projet souverainiste des Forces libanaises et du camp chrétien, en général, mais à partir d’une position "légale", en sa double qualité de chef d’un cabinet militaire et de commandant en chef de l’armée. Pour cette vague populaire, la cause souverainiste était ainsi défendue par un leader légal, par l’armée, et non plus par une milice.

Ce n’est que bien plus tard (quinze ans plus tard, lorsque Michel Aoun conclura une alliance stratégique avec le Hezbollah, en 2006) que cette même masse populaire, ou du moins une très grande partie d’entre elle, prendra conscience de la supercherie et de la trompeuse coquille vide qu’était ce phénomène populiste qui avait cristallisé les foules au Palais de Baabda en 1989-1990.

Le général Michel Aoun se laissera griser par le soutien populaire.

Déconnecté des réalités

Durant l’été 1990, il devenait clair que l’ensemble des décideurs régionaux et internationaux avaient convenu de la nécessité de mettre un terme au fait accompli que tentait d’imposer Michel Aoun. Celui-ci vivait toutefois dans le déni, faisant fi des conseils que lui prodiguaient d’éminentes personnalités politiques qui lui affirmaient que la décision de le déloger par la force était prise. En vain… Il lancera un jour à un ancien ministre venu le ramener à la raison : "Je vais changer la politique des États Unis" !

Une fois de plus, Michel Aoun paraissait déconnecté des réalités du moment ou, tout au moins, peu soucieux des conséquences de sa ligne de conduite. A la fin de l’été 1990, les États-Unis étaient engagés dans la mise sur pied et la consolidation d’une vaste coalition internationale visant à faire échec, par les moyens militaires, à l’annexion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein. Washington avait obtenu du président syrien Hafez el-Assad qu’il rejoigne cette coalition, et de ce fait le général Aoun ne pouvait bénéficier d’aucun appui dans sa bataille contre la Syrie alors qu’une guerre contre l’Irak, sous la houlette des États-Unis, des pays occidentaux, et des États du Golfe, pointaient clairement à l’horizon.

Les régions chrétiennes et l’armée restée fidèle au général Aoun paieront très cher le comportement immature du chef du cabinet militaire qui avait abouti à l’offensive menée par l’armée syrienne contre le palais de Baabda, le ministère de la Défense et la zone Est. Le général Aoun se réfugiera à l’ambassade de France pour être exilé plus tard, en 1991, sur le territoire français. Cet exil se prolongera quinze ans. Le retour au Liban n’interviendra qu’en 2005 sur base d’un accord avec … la Syrie, par le biais des alliés libanais de Damas ! Michel Aoun avait ainsi détruit la zone Est pour prétendument combattre l’occupation syrienne, mais c’est avec la couverture de ce même occupant qu’il retournera d’exil !

La couverture chrétienne au Hezbollah

Rapidement, l’ancien chef du cabinet militaire de transition qui avait brandi quinze ans plus tôt une brochure FL pour illustrer son positionnement souverainiste, s’engagera sur une voie… anti-souverainiste. Il signera en février 2006 le funeste " document d’entente " avec le Hezbollah, l’antithèse de l’État… Cet État qu’il voulait défendre en menant sa guerre contre les FL.

Fort du mythe qu’il avait créé autour de lui, Michel Aoun profitera en 2005 d’un développement conjoncturel qui lui permettra de remporter une écrasante victoire aux élections législatives: l’alliance quadripartite Hezbollah-Amal-PSP-Courant du Futur mise sur pied maladroitement pour mener la bataille électorale de 2005. Cette alliance quadripartite sera une grossière erreur psychologique du fait qu’elle provoquera un réflexe communautaire au niveau de l’électorat chrétien qui s’est senti ostracisé et qui a réagi en accordant au courant aouniste une large victoire électorale dans les circonscriptions à majorité chrétienne.

Durant toutes les années qui ont suivi, Michel Aoun assurera au Hezbollah une précieuse couverture chrétienne, oubliant sa cabale de 1989-1990 contre "les milices". Oubliant aussi ses batailles durant cette même période pour défendre l’autorité de l’Etat, il s’emploiera dans les années 2000 à paralyser à plusieurs reprises l’action de cet État pour imposer ses quatre volontés, et celle de son gendre, lors de la formation des gouvernements, s’appuyant largement pour aboutir à ses fins sur la milice du Hezbollah.

Il accèdera à la Première magistrature de l’État en 2016 non sans avoir provoqué un vide à la présidence de la République pendant plus de deux ans. Le courant aouniste adoptera comme leitmotiv pour l’exercice du pouvoir "la réforme et le changement". Sauf que les six années du mandat de Michel Aoun ne connaitront aucune esquisse de changement et de réforme et déboucheront, bien au contraire, sur le bilan le plus cataclysmique de l’histoire contemporaine du Liban, avec l’effondrement de tous les secteurs vitaux du pays, de l’appareil judiciaire, du secteur public dans son ensemble, de la monnaie nationale, des relations avec la communauté internationale et les pays arabes, et (le plus grave) du moral de la population.

"Ils ne nous ont pas laissé agir", ne cessera de répéter le directoire du courant aouniste sans avoir l’audace de reconnaître que le principal responsable de cet effondrement global et généralisé, de la déconstruction de l’État, de l’échec du mandat qui vient de s’achever, n’est autre que le parti avec lequel Michel Aoun lui-même avait signé la désastreuse alliance "stratégique" en 2006, en l’occurrence le Hezbollah!