Le dernier gouverneur du Mont-Liban
Au risque de provoquer la ruine de la Montagne, des Libanais s’acharnaient contre leur propre gouvernement, et «c’est moi, écrivait Ohannes Kouyoumdjian, un étranger, qui, risquant mon repos et ma sécurité, luttait contre eux pour le défendre».

Ohannes Kouyoumdjian a aimé le Liban jusqu’à en faire sa mission. Il ne l’a gouverné que pour tenter de le sauver du sinistre projet qui se tramait contre lui. En subtil diplomate, intègre et avisé, il a constamment déjoué les complots et les trahisons sans attendre le moindre soutien des notables libanais dont il abhorrait la vanité et la lâcheté. Son amour et ses sentiments de tendresse pour le bon peuple libanais n’avaient d’égal que celui qu’il éprouvait pour l’envoûtante beauté de ce pays.

Et pourtant, il lui était écrit de vivre le crépuscule de la civilisation chrétienne d’Orient, qui annonçait le plus grand des génocides de l’histoire de l’humanité. Du Mont-Liban où il voyait les familles affamées succomber sur les chemins, jusqu’à Riyék où il croisait les convois d’Arméniens déportés vers les déserts de la mort, Ohannes inscrivait dans sa douleur toutes les passions des chrétiens d’Orient, que le génie maléfique jeune-turc s’était appliqué à éradiquer.

Ohannes Kouyoumdjian dernier gouverneur du Mont-Liban autonome.

Paysages de Cilicie 

Dans ses mémoires, il a cherché à chanter la beauté, la bonté et l’intelligence industrieuse de ces peuples moribonds, en décrivant leurs traces dans le territoire. Il a raconté la splendeur des pentes du Liban et celle des vallées de Cilicie. Les villages qu’il rencontrait étaient vides, et les foyers désertés depuis peu. En Cilicie, Ohannes Kouyoumdjian a traversé un village arménien dont la population venait à peine d’être déportée. Les jouets des enfants gisaient encore dans les jardins. Les parterres de fleurs répandaient leurs parfums, un tablier tendu sur un buisson séchait au soleil.

Les maisons propres laissaient apparaître leurs rideaux blancs aux fenêtres. Partout, la fraîcheur de ce pays lui rappelait «quelque coin du Jura». Les carrés de légumes, les allées de platanes, les châtaigniers, les vergers, même les poules étaient encore là, à attendre les nouveaux colons de la classe des croyants, importés de Bosnie.

Paysages du Mont-Liban

Au Liban, Ohannes Kouyoumdjian observait d’un côté, la vallée de Lamartine d’où se dégageaient des vapeurs de fraîcheur, et de l’autre, l’horizon où la surface liquide de la Méditerranée s’estompait pour se confondre avec le firmament, écrivait-il. Sur la route de Sofar, il voyait passer les gendarmes libanais. Ces jeunes, qui l’avaient servi tout au long de son mandat de gouverneur de la Montagne, l’ont reconnu et lui ont présenté les armes en signe de salut d’adieu. Quelle ne fut son amertume en apercevant leur nouvelle tenue imposée depuis l’invasion du pays par l’armée ottomane! Leurs uniformes du temps de leurs instructeurs français ont été proscrits et remplacés par de piteuses tenues jaunâtres. Ils regardaient partir leur gouverneur, la peur au ventre.

D’autres civils se pressaient pour saluer celui qui avait su protéger leur liberté jusque-là. Ayant rencontré Djémal Pacha, Ohannes Kouyoumdjian lui a recommandé «une dernière fois ces bons paysans libanais si maniables quand on sait les prendre». Le pacha lui a répondu par un regard ironique. Le Liban s’assombrissait et commençait à se fendre entre l’enclume des arrestations et le marteau d’une famine assidument planifiée. D’autres nouvelles, encore plus terrifiantes, parvenaient d’Anatolie et du Caucase.

Ohannes Kouyoumdjian en carrosse (à gauche) devant le Sérail du gouvernement du Mont-Liban à Baabda.

Le Génocide


Ohannes Kouyoumdjian avait osé espérer que le malheur qui s’abattait sur les Arméniens des provinces orientales telles que Van, épargnerait les populations arméniennes de Cilicie. Car, étant turcophones, ces dernières caressaient le souhait d’être tolérées grâce à une sorte d’identité linguistique commune. Mais il n’en fut rien, et l’adoption de la langue de son bourreau, qu’elle soit turque ou arabe, n’a jamais garanti le salut du chrétien en Orient.

L’extermination sévissait partout. Arméniens, Assyro-Chaldéens, Syro-Araméens et Montélibanais, tous mouraient dans la dignité. Pour être épargnés, il leur suffisait pourtant d’embrasser la religion de l’empire. Toutes ces familles torturées sont mortes en martyrs, refusant de renier le Christ, soulignait Ohannes Kouyoumdjian qui demeurait consterné devant les scènes de lâcheté de ces riches Libanais et Beyrouthins chrétiens qui se cotisaient pour offrir un sabre à Riza Bey et de grands banquets à Djémal Pacha. Ohannes Kouyoumdjian écrivait alors dans ses mémoires: «Les Libanais s’abaissaient au point de remettre eux-mêmes, entre les mains du tyran de leur patrie, l’emblème de la force brutale qui allait la briser et l’abattre.»

Ces membres des plus illustres familles du pays s’acharnaient contre leur propre gouvernement au risque de provoquer la ruine de la Montagne, et «c’est moi, rajoutait-il, un étranger, qui, risquant mon repos et ma sécurité, luttait contre eux pour le défendre».

La cour martiale

Le plus souvent, Ohannes Kouyoumdjian devait faire face aux intrigues du tribunal militaire par lequel les Jeunes-turques cherchaient à provoquer la chute du gouvernement autonome du Mont-Liban. Il lui fallait constamment déjouer des fabrications de dossiers accusant les chrétiens d’intelligence avec l’ennemi. Il suffisait d’avoir fait des dons à la Croix-Rouge française pour être incriminé de hautes trahisons et pour se voir traduit en cour martiale. Un grec-catholique de Baalbek a disparu lors d’une déportation à Diyarbakir, pour avoir proposé le rattachement de la Beqaa au Liban.

Un autre chrétien a été condamné à trois ans de prison pour avoir soi-disant rapproché un drapeau ottoman du sol. Ohannes Kouyoumdjian a dû le faire emprisonner pour lui éviter la déportation vers les geôles syriennes. Il lui fallait aussi constamment calmer le tempérament de Djémal Pacha qui lui expliquait que tous les maronites étaient «des traitres et des félons», sachant qu’il en disait tout autant des Arméniens.

Une vue du gouvernorat autonome du Mont-Liban au temps d’Ohannes Kouyoumdjian.

Une famine planifiée

Ohannes Kouyoumdjian avait clairement pressenti le crime qui se préparait contre toute la population. Dès 1914, le consul général d’Autriche-Hongrie était rappelé de Beyrouth, afin de ne pas assister au drame qui s’annonçait. Le gouverneur l’a bien compris: l’entente germano-turque devait pouvoir sévir avec un consentement tacite de l’allié autrichien qui ne devait plus rien voir ni entendre. Les Montélibanais pouvaient être sacrifiés, Kafno (la Grande famine) pouvait être mis en application avec tous ses rouages les plus cruellement astucieux.

Le gouverneur a cherché à prévenir cette famine en faisant construire des silos à blé. Mais Riza Bey, délégué par la junte militaire ottomane, a réussi à rendre ce projet irréalisable. «Plus fourbe et tout aussi cruel que ses collègues du Comité jeune-turque, écrivait alors Ohannes Kouyoumdjian, Djémal Pacha n’organisa pas, comme ceux-ci le firent contre les Arméniens, des pillages par la violence, des massacres sanglants. L’instrument de supplice dont il se servit, la hideuse famine, commença par épuiser lentement et sûrement tous les patrimoines.»

Les trois grands instigateurs et responsables du génocide des chrétiens d’Orient ont été exécutés par de jeunes Arméniens. Talaat était abattu à Berlin par Soghomon Tahlirian. Enver est tombé dans une bataille qui l’opposait à la brigade d’Agop Melkonian. Djémal a été exécuté à Tiflis par Stéphan Dzaghiguian, Pétros Der Boghossian et Ardachès Gévorguian. Côté libanais, le génocide Kafno a été étouffé dans les oubliettes de l’histoire, et les centaines de milliers de martyrs ont été justifiés par une famine résultant d’une invasion de sauterelles. Ohannes Kouyoumdjian aurait dit: «C’est moi, un étranger, qui leur rendrait justice et l’honneur qui leur est dû.»
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