Dans ces temps où le pays nous échappe chaque jour un peu plus, comme une urgence de retourner vers nos fondamentaux, de retrouver nos nécessaires, de se reconnecter avec nos monuments, vestiges, richesses, fiertés nationales, en deux mots récupérer notre territoire.

Nahr el-Kalb. Au-dessus du dense trafic de nos allers et retours, là où l’autoroute se resserre comme un goulot, en regardant à droite ou à gauche suivant la direction et juste face à la mer, se niche, se cache, essaie de se protéger, un des sites les plus emblématiques du Liban. Mais commençons par le nom qui nous conduit ipso facto à la légende. Nahr el-Kalb ou le fleuve du chien, le Lycos des Grecs, Lycus pour les Romains, tiendrait son nom de la statue d’un chien qui, prenant subitement vie à l’approche de l’ennemi, aboyait bien fort pour protéger ce passage. Certains affirment même que la statue aurait bel et bien existé et aurait été jetée à la mer par les Ottomans.

Mais si la légende auréole cet endroit de mystère, c’est bien l’Histoire avec un très grand H qui donne toute son importance à cette vallée que les Croisés appelaient la bouche tordue en raison de ses multiples virages. L’accès très difficile à cause des falaises abruptes a-t-il été le facteur déterminant qui a incité les différentes armées conquérantes à graver dans la pierre les preuves de leur passage? À tel point qu’on aurait surnommé la vallée, ses falaises et ses ponts "le carrefour du monde".

La vallée aux reliefs escarpés occupée depuis la préhistoire d’après des vestiges découverts lors du percement de la voie du chemin de fer en 1942, a été petit à petit apprivoisée et son accès facilité. Après les Égyptiens, les légions romaines comme à leur habitude y ont construit un réseau routier au niveau de la stèle de Ramsès II. Une inscription latine en place raconte que c’est la troisième légion gauloise qui aménagea la route sous le règne de Caracalla au IIIᵉ siècle: "L’empereur César Marcus Aurelius Antoninus, Pieux, Heureux, Auguste, très grand vainqueur des Parthes, des Bretons et des Germains, grand pontife, après avoir fait trancher les montagnes qui surplombent le fleuve Lycus a élargi la route par les soins de sa troisième légion gauloise antonine". Proclus, gouverneur de Phénicie contribua à élargir la route et une inscription lui rend hommage: "Il a, au milieu des plus escarpées des roches, rendu (le chemin) uni, afin que, suivant d’une manière continue une route plane, nous évitions la cime d’un détour malaisé." Au fil des siècles la route fut réparée, agrandie et plusieurs ponts construits.

Car Nahr el-Kalb est avant tout un fleuve, "un fleuve des dernières heures du monde", comme le nomme Lamartine dans son livre Voyage en Orient et, pour l’enjamber, il fallut construire des ponts. Le pont à arche unique dont des restes existent encore aujourd’hui fut construit en 1390. Une inscription arabe gravée sur un rocher attribuait la construction de ce pont à Malek Zahir Barbouk, sultan mamelouk d’Égypte. Un autre plus récent à trois arches fut édifié par les Ottomans sous le gouvernorat de Brahim Pacha et est encore opérationnel aujourd’hui. Un pont pour le chemin de fer et construit par les Français fut détruit et remplacé par un autre que l’on doit aux Britanniques en 1942, dans la foulée de la voie ferrée Naqoura-Beyrouth-Tripoli.

Mais ni la voie ferrée ni le percement de l’autoroute n’a pu menacer le caractère hautement historique de ces stèles gravées dans la roche comme autant de victoires de la part des conquérants ou des Libanais eux-mêmes. Victoires, en effet, vu l’importance stratégique de ce passage dont, en 1232, un moine allemand de l’ordre des Dominicains Burchard de Mont-Sion parla en ces termes: "Cet endroit s’appelle le passage du chien, une poignée d’hommes pourraient empêcher toutes les nations de passer par ici."

Si le site est aujourd’hui menacé par des constructions et surtout par la négligence et l’ignorance, raison de plus pour ne jamais arrêter de montrer l’importance cruciale de chacune de ces stèles et inscriptions qui racontent notre propre histoire, certes, mais également celle de l’humanité puisqu’en 1937, dix-sept de ces stèles sont classées sur la liste des Monuments historiques par décret ministériel et, en 2005, le site qui comprend aussi des installations militaires érigées au sommet par les Alliés en 1840 et deux cadrans solaires est inscrit sur le registre de "la Mémoire du Monde" de l’Unesco.

Les stèles ont été nettoyées et protégées des vents et de l’humidité en 2003 grâce à la Fondation nationale du patrimoine et la Direction générale des antiquités. Elles sont numérotées et dotées de panneaux explicatifs grâce à Anne-Marie Afeiche ce qui facilite la promenade au cœur de l’histoire. Montons les marches, remontons le temps. Juste pour comprendre la richesse. Juste pour comprendre le Liban.

Si nous laisserons le soin aux historiens et aux archéologues de nous raconter les histoires extraordinaires que nous transmettent ces stèles, inscriptions et monuments, il est revigorant de savoir que beaucoup de l’histoire du monde se trouve là dans plusieurs langues et de plusieurs époques. Cachées par la végétation, les colonnes gravées de Nabuchodonosor II nous dévoilent en caractères cunéiformes le but de son voyage sur nos terres en 587 av. J.-C. Venu pour le bois précieux de cèdre, le roi a laissé des traces écrites de son expédition dans différents lieux au Liban. C’est la seule stèle sur la rive droite. Une stèle en arabe nous vient du sultan Seif el-Dîn Barqouq qui a permis la construction du pont à arche unique en 1390. Toujours en vue de faciliter l’accès à la vallée, la troisième stèle (bien conservée) est une inscription latine de l’empereur romain Caracalla (211-217) à qui l’on doit les travaux d’élargissement de la route romaine.

Plus récente est l’inscription commémorative des troupes françaises du général Gouraud entrant à Damas le 25 juillet 1920, après leur victoire sur le roi Fayçal. Le pharaon Ramsès II qui a entrepris un périple le long de la côte phénicienne en 1276 av J.-C pour tenter d’agrandir son royaume fit graver trois inscriptions à Nahr el-Kalb. Une d’entre elles a été détruite et remplacée par le mémorial de l’expédition française sous Napoléon III en 1861. Les deux autres représentent l’une le pharaon sacrifiant un ennemi hittite au dieu Râ et l’autre ses diverses conquêtes. Il existe également une stèle assyrienne gravée par Assarhaddon en 671 av. J.-C et deux inscriptions grecques dont l’une signée du gouverneur Proculus.

Une stèle directement sur l’autoroute évoquera la merveilleuse histoire du chemin de fer reliant Beyrouth à Tripoli, un obélisque à la gloire de l’armée française, auparavant à l’avenue des Français et venu finalement se nicher là. En anglais cette fois l’inscription commémorant la défaite de l’armée ottomane en 1918 et plus récemment une autre en arabe rappelant l’évacuation du Liban par les troupes françaises en 1946. Sans oublier la stèle sur la Libération du Sud, le 24 mai 2000.

Il reste encore beaucoup à découvrir sur Nahr el-Kalb, les stèles, les inscriptions, les voyages des rois et les passages des armées. Notre patrimoine historique est infini, nous avons juste oublié comment se l’approprier, le partager et le protéger.