À la première ligne, le patriarche est dépeint très communément comme «couronne de notre paroisse». Cependant, dès la ligne suivante, il est appelé «pilier glorieux de notre nation». Alors que la référence est partout ailleurs ecclésiastique, ici au Mont-Liban, elle est nationale. L’Église maronite s’est distinguée du reste des Églises syriaques, par cette conscience doublée d’une volonté de bâtir une entité politique.
Une randonnée par le village de Gosta, surplombant la baie de Jounié, nous fait découvrir une part de notre histoire, celle qui annonçait la prise de conscience libanaise. C’est dans ces inscriptions gravées ici et là dans nos montagnes que prenait naissance l’idée-même du Liban. Nous partons alors à la rencontre de deux épigraphes qui nous parlent de nos aspirations les plus profondes, celles qui déterminent nos choix et nos affinités. L’une se trouve en contrebas de Gosta, au monastère Saint-Antoine de Ain-Warqa, et l’autre plus en hauteur, à l’église Saint-Joseph.
Le monastère Saint-Antoine de Ain-Warqa. ©Amine Jules Iskandar
Saint-Antoine-le-Grand
Saint-Antoine de Ain-Warqa a été fondé en 1680 par le moine Estéphane du monastère voisin de Mar-Shalita. En 1690, le patriarche Estéphanos Douayhi (1670-1704) a consacré le lieu au nom de Saint-Antoine-le-Grand tel qu’en témoigne l’épigraphe syriaque datée de cette même année. C’est enfin le patriarche Joseph Estéphane (1766-1793) qui a transformé ce couvent en séminaire dans un acte de 1789, en s’appuyant sur les recommandations du synode libanais de 1736.
Sans prendre en compte des expériences antérieures assez éphémères, nous pouvons considérer Ain-Warqa comme une révolution dans le domaine de l’éducation au Liban. La Compagnie de Jésus ayant été supprimée depuis 1773, le clergé́ maronite devait assumer lui-même son système pédagogique à l’occidentale. C’est donc dans cet établissement de Ain-Warqa qu’avaient été mises en pratique, pour la première fois au Liban et en Orient, les méthodes modernes de l’enseignement, calquées sur celles du Collège maronite de Rome.
Le monastère Saint-Antoine de Ain-Warqa comprend deux inscriptions garshouné (arabe écrit en lettres syriaques) et une troisième en langue syriaque. Elles sont toutes gravées dans du calcaire brun. L’une des épigraphes garshouné se trouve dans le couloir menant vers l’église Notre-Dame. Elle annonce la rénovation du «couvent béni de saint Mar Antonios en l’année 1690 du Christ».
La seconde inscription garshouné est encastrée près de la fenêtre d’une chapelle plus récente donnant sur le couloir. Elle nous apprend que «ce sanctuaire béni, a été érigé au nom de la Vierge Marie, mère de Dieu en 1757… au temps du patriarche Tobia Khazen».
L’inscription de l’abside à Ain-Warqa. ©Amine Jules Iskandar
Notre-Dame de Ain-Warqa
Mais, c’est l’épigraphe de la grande église, au sommet de l’arc de l’abside, qui attire plus particulièrement notre attention. Elle est en langue syriaque et son écriture se développe sur une plage lisse cernée d’un cadre imposant et prise entre une rosace hexagonale au-dessus, et une rosace sphérique envidée en-dessous. Son contenu est fondamental pour comprendre la mentalité des chrétiens de rite syriaque. Nous y lisons un verset de l’évangile de Saint Matthieu (19 :21): «Én sové at gmiro lméhwo, zél, zavén qényonokh, w hav lméskiné, w téhwé lokh simto ba shmayo; w to botar.» (Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux; puis viens et suis-moi.)
Cette recommandation explique l’attitude des populations syriaques de Haute-Mésopotamie jusqu’au Mont-Liban. Celles-ci se considéraient tournées vers le royaume des cieux, comme des communautés ecclésiastiques ne cherchant pas à établir une structure temporelle. En tant qu’Églises, ces populations n’ont pas cherché à édifier des structures politiques. Cependant, une autre église, Saint-Joseph, dans ce même village de Gosta, nous met face à une réalité plus nuancée qui se dessinait dans le Mont-Liban.
Armoiries de Louis XV à l’église Saint-Joseph de Gosta. ©Amine Jules Iskandar
Saint-Joseph de Gosta
Saint-Joseph avait été édifiée grâce à l’aide de Louis XV, roi de France et de Navarre (1715-1774). En témoigne un tableau de 1769, figurant la couronne à crucifix des «rois très chrétiens», ainsi que les trois fleurs de lys sur fond bleu. Louis XV entendait confirmer ainsi l’intérêt porté par son prédécesseur aux chrétiens du Liban, une tradition qui remonterait à Saint-Louis.
Les patriarches des maronites ont toujours entretenu de fortes relations avec les rois de France. Joseph Estéphane, sous le patriarcat duquel cette église avait été construite, s’était adressé à Louis XVI afin d’obtenir son soutien lors d’une grande controverse qui l’avait brouillé avec le Vatican. Il aurait été élu en 1766, en partie grâce à la forte influence de la religieuse Anne Ojaimé. Appelée Hendié (l’indienne) à cause de sa couleur de peau, cette hallucinée avait conquis par ses délires, le patriarche et même le prince du Liban, Melhem Chéhab (1732-1758). Mais elle a fini par se heurter à son successeur Youssef Chéhab (1770-1790) plus favorable au Vatican qui a fini par la condamner le 27 juin 1779. Suite à cet incident, le patriarche était demeuré isolé jusqu’à sa mort, la même année que Louis XVI, en 1793.
Les quatre couvents fondés par sœur Anne ont été confisqués ou rasés. Saint-Joseph de Gosta n’est autre que l’ancienne église du Sacré-Cœur qui appartenait à l’un de ces monastères. Elle a donc été bâtie en 1769 avec les dons de Louis XV, comme l’atteste encore aujourd’hui le tableau représentant ses armoiries royales et l’inscription latine: «Ex Lodouvigi XV Galliarium Regisi Munifigentia edifidlum hoc eretum est. Anno 1769.»
L’épitaphe du patriarche Joseph Estéphane à Gosta. ©Amine Jules Iskandar
L’épitaphe de Joseph Estéphane
C’est aussi dans cette église qu’est inhumé le patriarche Joseph Estéphane (1729-1793). Derrière son buste en fonte se trouve son épitaphe syriaque composée selon la mélodie dite «Lveit Anidé» (le domaine des morts). Donc ce texte ne se lit pas simplement, il se chante, comme cela y est indiqué par l’expression: «Selon le qolo Lveit-Anidé» qui signifie: «Lire selon le rythme (ou mélodie) Lveit-Anidé.»
Le texte va marquer une différence cruciale avec celui de Notre-Dame de Ain-Warqa. Ici, à la première ligne, le patriarche est dépeint très communément comme «couronne de notre paroisse». Cependant, dès la ligne suivante, il est appelé «pilier glorieux de notre nation», et le texte se termine par «Joseph qui (durant) vingt-sept ans a été le chef d’Antioche, est décédé le 22 nisson (avril) de l’an 1793 du Christ».
Ainsi cette épigraphe, gravée en 1793 entre des rinceaux, un volatile, une mitre, une crosse et une croix, fait clairement mention du concept de nation. Alors que la référence est partout ailleurs ecclésiastique, ici au Mont-Liban, elle est nationale. L’Église maronite s’est distinguée du reste des Églises syriaques, par cette conscience doublée d’une volonté de bâtir une entité politique attachée à ses relations avec les puissances occidentales.
Une randonnée par le village de Gosta, surplombant la baie de Jounié, nous fait découvrir une part de notre histoire, celle qui annonçait la prise de conscience libanaise. C’est dans ces inscriptions gravées ici et là dans nos montagnes que prenait naissance l’idée-même du Liban. Nous partons alors à la rencontre de deux épigraphes qui nous parlent de nos aspirations les plus profondes, celles qui déterminent nos choix et nos affinités. L’une se trouve en contrebas de Gosta, au monastère Saint-Antoine de Ain-Warqa, et l’autre plus en hauteur, à l’église Saint-Joseph.
Le monastère Saint-Antoine de Ain-Warqa. ©Amine Jules Iskandar
Saint-Antoine-le-Grand
Saint-Antoine de Ain-Warqa a été fondé en 1680 par le moine Estéphane du monastère voisin de Mar-Shalita. En 1690, le patriarche Estéphanos Douayhi (1670-1704) a consacré le lieu au nom de Saint-Antoine-le-Grand tel qu’en témoigne l’épigraphe syriaque datée de cette même année. C’est enfin le patriarche Joseph Estéphane (1766-1793) qui a transformé ce couvent en séminaire dans un acte de 1789, en s’appuyant sur les recommandations du synode libanais de 1736.
Sans prendre en compte des expériences antérieures assez éphémères, nous pouvons considérer Ain-Warqa comme une révolution dans le domaine de l’éducation au Liban. La Compagnie de Jésus ayant été supprimée depuis 1773, le clergé́ maronite devait assumer lui-même son système pédagogique à l’occidentale. C’est donc dans cet établissement de Ain-Warqa qu’avaient été mises en pratique, pour la première fois au Liban et en Orient, les méthodes modernes de l’enseignement, calquées sur celles du Collège maronite de Rome.
Le monastère Saint-Antoine de Ain-Warqa comprend deux inscriptions garshouné (arabe écrit en lettres syriaques) et une troisième en langue syriaque. Elles sont toutes gravées dans du calcaire brun. L’une des épigraphes garshouné se trouve dans le couloir menant vers l’église Notre-Dame. Elle annonce la rénovation du «couvent béni de saint Mar Antonios en l’année 1690 du Christ».
La seconde inscription garshouné est encastrée près de la fenêtre d’une chapelle plus récente donnant sur le couloir. Elle nous apprend que «ce sanctuaire béni, a été érigé au nom de la Vierge Marie, mère de Dieu en 1757… au temps du patriarche Tobia Khazen».
L’inscription de l’abside à Ain-Warqa. ©Amine Jules Iskandar
Notre-Dame de Ain-Warqa
Mais, c’est l’épigraphe de la grande église, au sommet de l’arc de l’abside, qui attire plus particulièrement notre attention. Elle est en langue syriaque et son écriture se développe sur une plage lisse cernée d’un cadre imposant et prise entre une rosace hexagonale au-dessus, et une rosace sphérique envidée en-dessous. Son contenu est fondamental pour comprendre la mentalité des chrétiens de rite syriaque. Nous y lisons un verset de l’évangile de Saint Matthieu (19 :21): «Én sové at gmiro lméhwo, zél, zavén qényonokh, w hav lméskiné, w téhwé lokh simto ba shmayo; w to botar.» (Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux; puis viens et suis-moi.)
Cette recommandation explique l’attitude des populations syriaques de Haute-Mésopotamie jusqu’au Mont-Liban. Celles-ci se considéraient tournées vers le royaume des cieux, comme des communautés ecclésiastiques ne cherchant pas à établir une structure temporelle. En tant qu’Églises, ces populations n’ont pas cherché à édifier des structures politiques. Cependant, une autre église, Saint-Joseph, dans ce même village de Gosta, nous met face à une réalité plus nuancée qui se dessinait dans le Mont-Liban.
Armoiries de Louis XV à l’église Saint-Joseph de Gosta. ©Amine Jules Iskandar
Saint-Joseph de Gosta
Saint-Joseph avait été édifiée grâce à l’aide de Louis XV, roi de France et de Navarre (1715-1774). En témoigne un tableau de 1769, figurant la couronne à crucifix des «rois très chrétiens», ainsi que les trois fleurs de lys sur fond bleu. Louis XV entendait confirmer ainsi l’intérêt porté par son prédécesseur aux chrétiens du Liban, une tradition qui remonterait à Saint-Louis.
Les patriarches des maronites ont toujours entretenu de fortes relations avec les rois de France. Joseph Estéphane, sous le patriarcat duquel cette église avait été construite, s’était adressé à Louis XVI afin d’obtenir son soutien lors d’une grande controverse qui l’avait brouillé avec le Vatican. Il aurait été élu en 1766, en partie grâce à la forte influence de la religieuse Anne Ojaimé. Appelée Hendié (l’indienne) à cause de sa couleur de peau, cette hallucinée avait conquis par ses délires, le patriarche et même le prince du Liban, Melhem Chéhab (1732-1758). Mais elle a fini par se heurter à son successeur Youssef Chéhab (1770-1790) plus favorable au Vatican qui a fini par la condamner le 27 juin 1779. Suite à cet incident, le patriarche était demeuré isolé jusqu’à sa mort, la même année que Louis XVI, en 1793.
Les quatre couvents fondés par sœur Anne ont été confisqués ou rasés. Saint-Joseph de Gosta n’est autre que l’ancienne église du Sacré-Cœur qui appartenait à l’un de ces monastères. Elle a donc été bâtie en 1769 avec les dons de Louis XV, comme l’atteste encore aujourd’hui le tableau représentant ses armoiries royales et l’inscription latine: «Ex Lodouvigi XV Galliarium Regisi Munifigentia edifidlum hoc eretum est. Anno 1769.»
L’épitaphe du patriarche Joseph Estéphane à Gosta. ©Amine Jules Iskandar
L’épitaphe de Joseph Estéphane
C’est aussi dans cette église qu’est inhumé le patriarche Joseph Estéphane (1729-1793). Derrière son buste en fonte se trouve son épitaphe syriaque composée selon la mélodie dite «Lveit Anidé» (le domaine des morts). Donc ce texte ne se lit pas simplement, il se chante, comme cela y est indiqué par l’expression: «Selon le qolo Lveit-Anidé» qui signifie: «Lire selon le rythme (ou mélodie) Lveit-Anidé.»
Le texte va marquer une différence cruciale avec celui de Notre-Dame de Ain-Warqa. Ici, à la première ligne, le patriarche est dépeint très communément comme «couronne de notre paroisse». Cependant, dès la ligne suivante, il est appelé «pilier glorieux de notre nation», et le texte se termine par «Joseph qui (durant) vingt-sept ans a été le chef d’Antioche, est décédé le 22 nisson (avril) de l’an 1793 du Christ».
Ainsi cette épigraphe, gravée en 1793 entre des rinceaux, un volatile, une mitre, une crosse et une croix, fait clairement mention du concept de nation. Alors que la référence est partout ailleurs ecclésiastique, ici au Mont-Liban, elle est nationale. L’Église maronite s’est distinguée du reste des Églises syriaques, par cette conscience doublée d’une volonté de bâtir une entité politique attachée à ses relations avec les puissances occidentales.
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