Saints-Serge-et-Bacchus, Éhden
Une dalle d’autel du XIIe siècle sur laquelle est mentionnée «Petros patriarko de Lévnon», qui signifie «Pierre patriarche du Liban». L’emploi de ce titre ne peut qu’attirer l’attention du connaisseur. Ce même phénomène se retrouve dans plusieurs manuscrits médiévaux. Aussi l’emploi ici, du nom «Liban» tout court, au lieu de «Tour-Lévnon» (Mont-Liban) nous interpelle-t-il.

Les églises Notre-Dame de Ain-Warqa et Saint-Joseph de Gosta nous ont révélé les affinités et la prise de conscience nationale des maronites au XVIIIᵉ siècle, grâce notamment à l’épitaphe du patriarche Joseph Estéphane en 1793. Mais remontons encore plus loin dans le temps, au Moyen Âge cette fois-ci, pour découvrir un phénomène encore plus surprenant, puisqu’il dévoile la relation intrinsèque et la complémentarité entre l’Église maronite et le Liban.

Saints-Serge-et-Bacchus

Le monastère Saints-Serge-et-Bacchus à Éhden. © Municipalité de Éhden

Pour cela, nous nous rendons au monastère Saints-Serge-et-Bacchus qui domine le village d’Éhden. Ce couvent médiéval, restauré et agrandi en 1739 par les moines antonins, possède deux vieilles églises, l’une édifiée à son entrée et l’autre en dessous de l’édifice actuel. C’est cette dernière qui remonte à l’an 1739. Elle est composée de trois nefs voutées et s’adosse aux autres constructions plus antiques avec lesquelles elle constitue le soubassement du monastère.

De sa nef centrale, un escalier conduit à travers l’abside, vers l’étage supérieur. Quant à la nef de droite, elle aboutit sur une petite porte qui mène vers l’ancienne église Notre-Dame remontant à l’an 1128. Mais cette date ne dit pas tout de cette église. En effet, son assise consiste en un temple phénicien sur lequel s’élève la voûte de l’époque franque. Ici et là, nous y trouvons aussi des traces d’ex-voto laissés par les moines dans les pierres.

Une autre porte, semblable à celle qui nous a permis d’entrer dans la voûte de Notre-Dame, se trouve derrière l’autel dans la nef centrale. Elle conduit vers l’église Saints-Serge-et-Bacchus remontant à l’an 730. Une fois à l’intérieur, l’histoire nous interpelle à nouveau: les pierres portent toujours les stigmates de l’incendie provoqué par les Mamelouks lorsqu’ils avaient détruit Éhden en 1286.

L’âge de la tablette

La tablette du patriarche Pierre. ©Amine Jules Iskandar

C’est dans cette église qu’avait été ordonné prêtre, le futur patriarche Estéphanos Douayhi, le 15 mars 1656. Et c’est là que se trouve une inscription syriaque insérée au-dessus de l’abside. Il s’agissait originellement d’une tablette d’autel destinée à recevoir l’eucharistie. Ce genre d’autel portable, appelé «tablito» ou «tabloyto» en syriaque, était très répandu chez les moines et prêtres maronites qui s’en servaient durant leurs déplacements. Pour des raisons pratiques, ils sont souvent de taille réduite et en matériau léger comme le bois. Certains sont cependant en pierre et de dimensions assez imposantes. L’exemple de Saints-Serge-et-Bacchus est en marbre de carrare et mesure jusqu’à 50 cm de longueur. Ces tablettes présentent toutes des compositions assez semblables: leurs inscriptions syriaques se déploient en forme de croix ou autour d’une croix. Leurs textes mentionnent souvent l’auteur et la date.

La date de la tablette de Saints-Serge-et-Bacchus demeure néanmoins incertaine. Son inscription s’achève par les lettres YH qui signifient «Yéh» (Dieu) lorsqu’elles sont situées en début de texte comme à Saint-Joseph de Gosta. Cependant, YH est gravé ici vers la fin, à la manière d’une date. Selon le chiffrage syriaque, le Y serait pour 10 ou 1.000, et le H pour 5 ou 500. Dans ce cas, ces lettres-chiffres correspondraient à l’année 1500 des grecs, car les maronites n’ont employé l’ère chrétienne qu’après la fondation du collège maronite de Rome en 1584. L’année 1500 des grecs nous ramène donc à 1188 AD.


Notons enfin que l’inscription de cette tablette mentionne le patriarche Pierre. Or si nous nous référons à l’ère chrétienne, ce dernier était mort en 1492 et c’est un dénommé Siméon qui se trouvait sur le trône en 1500 AD. Donc si la mention YH est relative à une date, il s’agirait plus probablement de l’ère des Grecs. Et l’année 1188 AD correspondrait parfaitement au patriarcat de Pierre III (de Lehfed) qui occupait le siège entre 1173 et 1199.

La composition de la tablette

Selon la tradition, au centre de la composition de la tablette, se place une imposante croix. Il s’agit ici d’une croix de procession prise entre deux croix étoilées. Elle développe des branches fleurdelisées et surmonte un manche torsadé. Toujours conformément à la tradition syriaque, elle est flanquée du psaume de David 44,6: «Par toi nous encornons nos ennemis; et par ton nom nous renversons nos adversaires.» Ce verset biblique se retrouve sur la majorité des croix syriaques qu’elles soient peintes ou gravées, chez les cinq églises syriaques, du Liban jusqu’en Haute-Mésopotamie.

La graphie plaide pour une période assez reculée tel que l’indique le choix de l’estranguélo, mais aussi la forme archaïque des Olaph avec leur extension horizontale sur la ligne. Cet appendice réapparaîtra toutefois au XIXᵉ siècle à Bkerké, et pourrait être une des caractéristiques de l’estranguélo maronite.

Le texte principal est écrit horizontalement en haut et en bas de la composition. Nous lisons: «Sanctifiées sont la Sainte Trinité et cette tablette, par les mains de Pierre, patriarche du Liban, YH (1500).»

Patriarche du Liban

L’église du VIIIᵉ siècle. ©Amine Jules Iskandar

Pierre est ici appelé Petros patriarko de Lévnon (Pierre patriarche du Liban).  L’emploi de ce titre ne peut qu’attirer l’attention du connaisseur. Au Moyen Âge, afin de différencier entre les chefs des Églises maronite et jacobite (syriaque orthodoxe), le premier était parfois appelé patriarche du Mont-Liban et le second patriarche d’Orient. Aussi l’emploi ici, du nom «Liban» tout court, au lieu de «Tour-Lévnon» (Mont-Liban) nous interpelle. L’osmose s’avère ainsi totale entre le Liban et l’Église maronite.

Sur ce sujet, on ne peut s’empêcher de se référer à la philologie et notamment au manuscrit du prêtre jacobite (syriaque orthodoxe), Jean de Hadshit, conservé à Bkerké sous le code 115. Nous lisons dans son colophon: «A été achevé en l’an 1812 des Grecs (1501 AD), le 4 mars, au temps du patriarche du Mont-Liban, Mor Pierre , et du patriarche d’Orient, le patriarche des syriaques, Mor Noah . Il fut écrit par l’humble pêcheur… Jean… de Hadshit la bénite dans le Mont-Liban béni… Et ce livre concerne Saint-Jean dans les terres de Hadshit.»

Pour cet auteur, comme pour beaucoup d’autres parmi ses contemporains, il ne fait pas le moindre doute: «patriarche du Mont-Liban» signifie «patriarche des maronites». Ces derniers sont pleinement identifiés à leur montagne.
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