Tellurisme géologique et séismes politiques
Le déchaînement du tellurisme des plaques tectoniques sur lesquelles reposent les pays de la Méditerranée Orientale a brutalement rappelé que le sol du Levant est instable car dangereusement craquelé par des fissures, des failles, des fentes et autres chevauchements marins. Cependant, les dégâts provoqués par le tellurisme géologique, nonobstant les pertes en vies humaines, demeurent sans doute en-deçà des effets irréparables des séismes politiques intentionnellement entretenus par une caste dirigeante où sévit, dans une large proportion, la lie de l’humanité.

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On pensait avoir atteint le fin fond de l’enfer avec le nuage en champignon de ce funeste 4 août 2020. Le Liban n’a pas encore fait son deuil de la terrible explosion sur le port de Beyrouth. Voilà que déferle l’état de panique ontologique suite aux tremblements de terre de ce mémorable mois de février 2023. Le public a soudain découvert que le bucolique pays du cèdre repose sur un fondement meuble et dérapant. Les deux magnifiques chaînes montagneuses libanaises ainsi que la fertile dépression de la Bekaa reflètent difficilement les mouvements tectoniques des entrailles de la terre.
On découvre soudain que l’expression « Liban pérenne » est toute relative. La tectonique des plaques annonce, ni plus ni moins, l’éclatement du pays par formation d’un nouvel océan qui doit venir combler cette fameuse « faille du Levant », déchirure continue qui prolonge le rift africain et traverse le Liban sur toute sa longueur. En bref et en accéléré, on peut affirmer que la géographie libanaise finira par disparaître, engloutie dans l’enfer surchauffé du magma des profondeurs de notre planète.
Profitant de certaines données scientifiques dûment établies, certains prophètes de malheur n’hésitent pas à s’autoproclamer «diseuse de bonne aventure en sismologie». Sans égard pour une population épuisée par le malheur politique qui s’est abattu sur elle. Ces tristes chantres n’hésitent pas à lancer des alertes au tsunami, au tremblement «big-one», et à tous les scénarios de catastrophe possibles. On ne recule même pas devant l’outrecuidance d’annoncer la date de l’apocalypse.
On peut cependant prévoir et annoncer un malheur qui advient. En politique, par exemple, il existe non pas des prophètes inspirés mais des esprits réfléchis, observateurs objectifs du drame libanais, visionnaires perspicaces et réalistes de l’imminence de la catastrophe. Ces esprits-là sont des humanistes dont la sensibilité embrasse tout le temps de l’histoire et tout l’espace du monde. Observant le Liban actuel, ils ne peuvent que paraphraser ce qu’écrit Denis Tillinac : «Nous habitons les ruines d’un monde révolu et nous portons les deuils de tous ses héritages. J’écris pour signifier aux civilisations défuntes ma gratitude éplorée. […] J’écris dans une mélancolie sans fond la chronique de l’irréparable»(1). La mélancolie pensive du citoyen, attaché à sa patrie, est due à un désarroi interne face au constat qu’un monde est bel et bien révolu. Oui, le Liban n’est plus. Cette fin n’a rien de spectaculaire, à l’image de ces tremblements de terre qui ont ravagé la Turquie et la Syrie. C’est plutôt une agonie lente et inéluctable, par épuisement d’un organisme qui n’en peut plus. Le Liban s’endort pour toujours, ne pouvant plus lutter face aux supplices que lui font subir les criminels qui se disent hommes politiques. Mais, de l’humain ils n’ont que l’apparence externe et insignifiante du vertébré hominidé.
Le citoyen patriote redoute cet irréparable évoqué par Tillinac. Il sait qu’il est déjà là et que rien ne sera plus jamais comme auparavant. Se complaît-il dans la rumination nostalgique d’une «belle époque» ? Pour une large part, elle est une rêverie posthume qui procure une certaine consolation. L’humaniste n’est pas un rêveur. Son réalisme visionnaire le pique au vif. Son angoisse est douloureusement cuisante. Il contemple sur son téléviseur les images cataclysmiques des ruines de l’Antiochène après les récents séismes. Il observe sa patrie libanaise en se remémorant l’appréhension de Théodore Métochitès quelques décennies avant la chute de Constantinople : «Une immense tristesse m’étreint quand je pense aux épreuves passées qui émergent de l’histoire et de ma mémoire, ainsi qu’aux malheurs du peuple…[…]. Mais c’est surtout de l’avenir qu’il me sera pénible de parler : Comment ces bouleversements innombrables et la fatalité inexorable amèneront ils les épreuves à venir et le naufrage final?» (2)

Pour l’humaniste patriote, le plus urgent aujourd’hui est de témoigner, de transmettre aux générations futures ce que fut cet univers libanais qu’ils ne connaîtront pas; de leur enseigner la gratitude envers les hommes du passé qui, par leurs efforts, ont construit un mode de vie, un univers mental, des réseaux éducatifs et de soins, un pays prospère, bref un État qui vaut ce qu’il vaut et contre lequel il perçoit un acharnement destructeur et jubilatoire, quasi démoniaque.
La fin est-elle proche ? En tout cas, dans l’immobilisme suicidaire actuel, elle semble inéluctable. Quand et comment interviendra-t-elle ? L’humaniste se refuse à imiter la diarrhée verbale des commentateurs et politologues. Il se contente de prendre acte de la mise à mort de modèles culturels et anthropologiques qui sublimaient l’universelle véracité de tout ego : l’honnête homme, l’homme qui a réussi, le saint, le chercheur, l’aventurier intrépide, le mystique etc … La montée en puissance des crapules mafieuses coïncide avec la prolétarisation du professeur, le dépérissement des modes de transmission et la vacuité intellectuelle des élites sociales qui, aujourd’hui, sont dans l’incapacité d’édifier une cité et un État. Qu’y a-t-il encore à perdre ?
Quand on lui demande: peut-on demeurer pacifiste face à un tel drame et s’en remettre à l’application des procédures? L’humaniste sourit et répond comme Régis Debray: «Que peut le code contre le glaive?».
Il sait qu’il existe une échéance encore plus dramatique que celle de l’élection d’un chef d’État, c’est celle de la fin du mandat en juillet prochain de l’actuel gouverneur de la Banque Centrale. Il sait que si d’aventure un président de la république n’est pas installé dans ses fonctions avant cette date, le pays s’effondrera dans un fracas assourdissant. Le choix de la caste dirigeante est cornélien, dit l’humaniste à son interlocuteur. En cas de vide présidentiel qui se prolonge, ils n’ont d’autre choix que de prolonger le mandat du gouverneur sauf si Dieu le rappelle à Lui entretemps.
Mais même une telle issue ne constituera pas une solution de sauvetage.

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(1): D. Tillinac, Les Masques de l’Éphémère, 1999, Paris, La Table Ronde
(2): In:  Patrimoine Littéraire Européen, Vol. 5 «De Pétrarque à Chaucer», 1995, Bruxelles, Éditions De Boeck, Sections 65 à 69
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