“Nous devons tirer les leçons des crises que nous avons traversées et en revenir à l’application de la Constitution et son esprit, pour rendre à la vie politique sa régularité, au clivage sectaire ses limites, à la Constitution et à la loi leurs sanctuaires et aux institutions leur efficacité”. Ces propos sont ceux du Premier ministre Nagib Mikati, lors de sa conférence de presse mardi, au Grand Sérail.

La “mithaqiya”, cet esprit de consensus intercommunautaire supposé constituer une source fondamentale de légitimité du pouvoir libanais, loin de jouer un rôle positif et revigorant au niveau institutionnel, s’est transformée au contraire en facteur de blocage.

Chacune des composantes politiques exploite désormais l’alinéa du préambule de la Constitution selon lequel “tout pouvoir qui contrevient au pacte de coexistence est illégitime” pour mettre des bâtons dans les roues du gouvernement.

Depuis 2005, le duopole chiite Hezbollah-Amal utilise cette rhétorique à foison comme moyen de chantage pour paralyser l’Exécutif lorsqu’il souhaite obtenir des gains politiques. Ce fut le cas naguère contre le Tribunal spécial pour le Liban, et le cabinet dirigé par Fouad Siniora en avait fait les frais. C’est le cas aujourd’hui contre le juge d’instruction chargé de l’affaire de l’explosion du port de Beyrouth, Tarek Bitar, et c’est au tour du gouvernement Mikati d’en payer le prix.

L’arrogance du duopole chiite

Le ministre de la Culture, Mohammad Mortada, avait en effet annoncé en octobre 2021, au nom des ministres chiites, le boycott des séances du Conseil des ministres jusqu’à ce que le juge Bitar soit dessaisi du dossier. L’annonce de M. Mortada avait été perçue comme une provocation en raison de l’arrogance du ton utilisé, qui part d’un sentiment de supériorité conféré par l’excès de force dont le Hezbollah dispose grâce à son arsenal et le soutien que lui assure l’Iran. Si bien que le président de la République, Michel Aoun, avait été contraint d’intervenir en force et d’exprimer son rejet de ce genre de style en Conseil des ministres. La plupart des ministres avaient également exprimé leur mécontentement face à l’attitude du messager du binôme chiite, qui plus est après le rappel par MM. Aoun et Mikati du principe de la séparation des pouvoirs, qui empêche le gouvernement d’intervenir dans les affaires de la justice. En dépit de cela, le duopole campe sur ses positions au nom de la “mithaquiya”, dans une volonté de torpiller à la fois le Conseil des ministres et l’action du juge Bitar.

La “mithaqiya” ne constitue désormais rien de plus que le cache-sexe d’intérêts politiques sectaires et partiels, et n’a plus rien à voir avec la légitimité consensuelle imaginée pour renforcer le système politique libanais dans l’esprit de la collaboration entre les différentes communautés au sein du pouvoir dans un climat d’équité, de représentativité saine et de justice. Elle est devenue un appareil idéologique aux mains d’un parti politique hégémonique au plan communautaire, et qui cherche désormais à étendre sa domination sur les autres communautés et à dicter la loi dans le pays… au nom de ses propres droits !

Aux origines de la mithaqiya

Lors du Pacte national de 1943 entre Béchara el-Khoury et Riad el-Solh, le consensus portait sur un double rejet de l’Orient et de l’Occident comme fondateur d’un centre proprement libanais. Hamid Frangié y avait rajouté la “règle d’or” du système politique libanais: “Un accord interlibanais sur un facteur négatif en fait un facteur positif ; un désaccord interlibanais sur un facteur positif en fait un facteur négatif”. La recherche du consensus n’est pas un dogme du système justifiant toutes les avanies et les dérives, mais au contraire une volonté de privilégier l’esprit de la modération et la collaboration pour régler les différends politiques par l’entente au sein d’un système polycentrique et pluriel.

Ainsi, lorsque le président de la République Béchara el-Khoury demande à son Premier ministre Riad el-Solh en 1943 “si nos partenaires nationaux sont en faveur de l’unité arabe ou de l’indépendance pour être des partenaires en bonne et due forme”, ce dernier lui répond: “Si c’est dans le cadre du respect de l’indépendance, de l’égalité des droits et de la dignité, leur soutien sera massif”.

Au terme des déséquilibres inhérents à la formule libanaise qui ont mené à la guerre civile de 1975-1990, l’égalité a été réalisée par le biais de l’accord de Taëf, qui a instauré la parité islamo-chrétienne. “Nous avons arrêté de compter”, avec dit l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, à ce sujet, rejoint par le président du Conseil supérieur chiite, l’imam Mohammad Mahdi Chamseddine.

L’idée de Hussein Husseini

À l’instigation du président de la Chambre de l’époque, Hussein Husseini, l’alinéa relatif à l’illégitimité d’un pouvoir qui contrevient au pacte de coexistence est ajouté au préambule de la Constitution issue de Taëf. Or cet alinéa pose problème, dans la mesure où la formule “pacte de coexistence” n’a aucun fondement constitutionnel, et prête le flanc à toute sorte d’interprétations… et d’hérésies. Hussein Husseini avait le premier utilisé l’expression lors d’une visite au pape Jean-Paul II au Vatican en 1985 à la tête d’une délégation parlementaire libanaise. M. Husseini, “parrain” du consensualisme, avait élaboré un plan de solution successivement avec l’ancien Premier ministre Rachid Karamé, puis avec l’ancien président de la République Camille Chamoun, et enfin avec l’ancien Premier ministre Sélim Hoss. Avec le concours d’autres documents de travail, cette initiative avait fini par déboucher sur le projet du document d’entente nationale adopté à Taëf.

Dérives sectaires

Mais force est de constater que de formule pour tenter de dépasser les clivages de la guerre, le consensualisme est devenu aujourd’hui un moyen arbitraire et sélectif de diviser, dresser des barricades et jeter les bases civiles d’une guerre libanaise de Trente Ans. Le Hezbollah la manipule dans ce sens, et le Courant patriotique libre en a fait son cheval de bataille pour asseoir les bases de son emprise sur la rue chrétienne et assurer l’élection de Michel Aoun, “le plus fort des chrétiens”, à la présidence de la République. “Soit Michel Aoun à la présidence, soit le pacte n’existe pas”, proclamait ainsi une banderole du CPL accrochée à Baabda.

Si bien que le consensus n’est plus uniquement islamo-chrétien, il est devenu, par opportunisme politique, et dans une volonté de blocage permanent, un droit de véto absolu appartenant à chacune des communautés à partir du moment où le parti qui la représente au pouvoir considère qu’elle a été lésée par une décision quelconque. Bienvenue au sein de la République des vétos respectifs et des barricades sectaires ! Or les anciens députés signataires de l’accord de Taëf soulignent qu’il n’a jamais été question d’une telle conception de la légitimité consensuelle ou du consensus et que le système a été vidé de sa substance et perverti, dans la mesure où l’idée initiale portrait non pas sur une fédération représentative des communautés au sein du Conseil des ministres, mais sur une saine représentation des communautés chrétienne et musulmane, sans exclusivismes et monopoles.

L’héritage assadien

Mais le Hezbollah et le CPL n’ont rien inventé: ils reprennent une technique de manipulation déjà employée par le régime Assad, maître ès discorde, entre 1990 et 2005, qui décidaient qui est un digne représentant “légitime” de sa communauté et qui ne l’est pas en fonction de son obéissance, de sa “docilité” – voire de sa servitude – politique au pouvoir de fait. La tentation de “l’unification du fusil” pour étouffer tout pluralisme politique au profit d’une hégémonie au sein de chaque communauté comme première étape, suivie, dans une deuxième étape, d’une soumission au grand manitou qui préside aux destinée du pays, a fait place à l’idée du consensus prônée par les pères fondateurs du Liban. Le pays a cédé son héritage démocratique en faveur de remodelages effectué par des pouvoirs autocratiques et théocratiques. La “mithaqiya” n’est plus qu’une des nombreuses facettes de l’influence des armes du Hezbollah et des abus de pouvoir de ce parti, aux antipodes du Liban de Béchara el-Khoury, Riad el-Solh, Hamid Frangié, Hussein Husseini ou Mohammad Mahdi Chamseddine.