Les jours et les mois se suivent et se ressemblent désormais. À l’image des années précédentes, ce 21 mars n’annonçait nullement les prémices d’un nouveau printemps dans un Liban toujours en effervescence, mais jamais en germination. Car si l’on veut moissonner, dit-on, il faudrait se hâter tôt de semer. Encore faut-il penser à semer les graines du changement pour espérer récolter les fruits ou du moins les semences d’un avenir meilleur.

Tel n’est malencontreusement pas le cas du ministère de la Santé et de son ministre sortant, Firas Abiad, qui semblent clairement avoir perdu la boussole de la responsabilité. Cela fait plus de trois ans que le système de Santé au Liban, terrassé par une crise économique sempiternelle, une mauvaise gestion des affaires publiques et des discordes politiques débilitantes, est enseveli sous les décombres d’un pays en plein délitement. Malgré la gravité de cette crise qui, selon la Banque mondiale, représente l’un des trois effondrements économiques les plus graves que le monde ait connus depuis les années 1850, les gouvernements successifs n’en ont jamais mesuré l’ampleur, en adoptant une politique de déni pernicieuse.

Mesures en demi-teinte

Aujourd’hui, plus que jamais, le secteur de la santé au pays du Cèdre, autrefois le fleuron de la médecine au Moyen-Orient, est au bord de l’effondrement et d’une catastrophe sanitaire imminente, faute de mesures responsables. Tout commence par la fameuse politique sournoise, ou du moins naïve et aléatoire, de subvention des médicaments, adoptée par les gouvernements de Hassane Diab puis de Najib Mikati.

Le bilan de cette politique a été calamiteux: contrebande des médicaments subventionnés depuis le Liban vers la Syrie, pénurie d’un nombre effrayant de classes thérapeutiques au Liban, introduction de produits pharmaceutiques contrefaits sur le marché libanais, développement de (certains) génériques locaux dont la qualité est douteuse, en raison d’une falsification délibérée de (certains) dossiers de bioéquivalence, pullulement d’organisations non gouvernementales et de dispensaires ne répondant pas aux exigences des réglementations en vigueur (dont celle de la présence continue d’un pharmacien diplômé), mise en place de centres de soins primaires relevant du ministère de la Santé qui ne respectent pas non plus la loi relative à l’exercice de la pharmacie au Liban (notamment les articles 1, 2 et 3 qui indiquent clairement et nettement que nul n’a le droit de dispenser un médicament que s’il est pharmacien, les médecins et les infirmiers ne faisant pas exception à la règle)… Et, cette liste est loin d’être exhaustive. Ces distorsions sont malheureusement devenues monnaie courante dans un État où le dernier mot ne revient jamais à la loi.

Marché noir du médicament

Il faudrait être dupe pour continuer à suivre une telle politique ravageuse qui a visiblement échoué à procurer le médicament au patient, à moins que l’on soit complice ou témoin de l’émergence de ce marché noir du médicament "sonnant à la viande", pour reprendre les mots d’Émile Zola. Cette nouvelle tendance illicite aurait clairement permis à ses bénéficiaires de mettre du beurre dans les épinards aux dépens de la santé des patients, contraints de recourir à ces marchés pour subvenir à leurs besoins en médicaments, dont un grand nombre est introuvable en pharmacie. Pourquoi? Telle est la question que les Libanais ne se lassent pas de poser et de reposer, et à laquelle le gouvernement, décidément très occupé à mettre en place (ou pas) un plan de sauvetage pour le pays, fait la sourde oreille.

Eh bien, il serait bien temps de remuer le couteau dans la plaie, d’autant que le temps joue contre les patients, à commencer par les patients cancéreux qui ont été irrémissiblement poignardés dans le dos. Le gouvernement libanais a, en effet, pris la décision, depuis quelques années, de subventionner une panoplie de médicaments importés, destinés à traiter (surtout, mais pas exclusivement) des maladies chroniques (dont le diabète), des maladies graves (dont le cancer) et celles dites incurables (dont les maladies auto-immunes), ignorant qu’une telle décision mènera inéluctablement à l’effondrement du système de santé au Liban.

Ces médicaments (princeps et génériques), désormais subventionnés, dont le prix en dollars a été nettement inférieur à celui pratiqué en Europe ou dans les pays voisins, ont fait l’objet de contrebande et de trafic, surtout en Syrie, mais également en Afrique et dans certains pays arabes. Le 11 novembre 2021, le ministère de la Santé annonce, du jour au lendemain, une levée partielle des subventions sur les médicaments des maladies chroniques. Cela survient après la levée, également soudaine et partielle, en juillet 2021, des subventions sur les médicaments en vente libre, dits de "comptoir", et ceux des maladies aiguës.

Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’Organisation des Nations unies pour les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, déclare alors, le 17 novembre, que cette mesure est "aussi inopportune qu’irresponsable". D’autres organisations, dont Amnesty International, estiment que "l’imprudence du gouvernement dans la réforme des subventions sur les médicaments bafoue le droit à la santé et à la vie". Bien qu’implicite, la dollarisation partielle des traitements pharmacologiques n’a nullement réussi à résoudre la catastrophe des pénuries. Bien au contraire, cette dernière s’est intensifiée davantage, touchant successivement de nombreux traitements de maladies chroniques, les insulines et leurs analogues, les collyres ophtalmiques, les médicaments oncologiques, les substances morphiniques, les produits anesthésiants et les vaccins préventifs.

Entre stockage de ces derniers par les entreprises importatrices, contrebande, exportation des génériques libanais, et diminution, voire l’arrêt total, de l’importation des médicaments faute de financement du programme de subvention par la Banque du Liban, ce sont les patients et les pharmacies qui en ont payé le prix.

Gaspillage des subventions

En mars 2022, le gouvernement de Najib Mikati prend la décision de lever complètement les subventions sur les princeps et génériques importés pour lesquels un générique local existe. On comprend dès lors que depuis la fin de 2019 et jusqu’au début de 2022, le gouvernement libanais aurait gaspillé des montants énormes pour subventionner des génériques provenant de pays européens, arabes et asiatiques, alors que ces spécialités ont des génériques libanais (les matières premières étant subventionnées) dont une grande partie serait exportée vers des marchés principalement arabes (surtout l’Irak) et africains.

Ainsi, à titre d’exemple, pourquoi l’État libanais avait-il gaspillé des sommes pharamineuses pour subventionner plus d’une vingtaine de médicaments étrangers à base d’oméprazole ou d’ésoméprazole (des substances permettant de diminuer la sécrétion des acides gastriques) alors que plusieurs génériques libanais renfermant ces mêmes principes actifs existent sur le marché libanais? N’aurait-il pas été plus décent de dépenser ces montants, d’une façon plus responsable, pour subventionner d’autres médicaments comme les traitements oncologiques en rupture de stock? Ou encore mieux, n’aurait-il pas été plus subtil d’œuvrer pour la mise en place d’une carte de santé pour remplacer le programme des subventions?

On a beau se vanter de subventionner théoriquement toute une liste de médicaments, ces derniers demeurent en rupture de stock depuis des mois et des mois, faute de financement. Pire encore, le ministère de la Santé refuse de lever les subventions sur ces derniers, et ainsi d’ouvrir la voie à leur réimportation. Pourra-t-il se laver les mains du sang de tous ces patients abandonnés à leur triste sort?

Aporie et amateurisme

Face à cette aporie politique et cet amateurisme déconcertant dans la gestion des dossiers sanitaires, un nombre alarmant de patients se sont vus contraints soit d’arrêter leur traitement, soit de s’en procurer du marché noir ou d’autres pays à des prix exorbitants et où la contrefaçon n’est pas rare. Des lots de médicaments contrefaits ont même été recensés dans des hôpitaux et des pharmacies comme, par exemple, le lot contaminé de méthotrexate (destiné au traitement de certains cancers et maladies auto-immunes), illégalement introduit dans le pays, qui a été (tardivement) identifié en décembre 2022. Ces mêmes politiques absurdes ont mené les grandes firmes pharmaceutiques européennes et américaines à fermer leurs bureaux scientifiques au Liban qui a été, pendant plusieurs années, un carrefour médical et pharmaceutique de taille.

À cet égard, il est poignant de constater qu’aucune nouvelle molécule thérapeutique n’a été commercialisée au Liban depuis plus d’un an. Un constat frustrant, mais surtout révoltant quand on pense à tous ces patients qui attendent religieusement ces percées thérapeutiques qui pourraient constituer pour eux une lueur d’espoir de guérison.

Entre-temps, le ministère de la Santé se contente de publier quotidiennement un nouvel indice des prix des médicaments qui évolue en fonction du taux de change sur le marché noir. Les fluctuations erratiques de ce dernier constituent de plus en plus un fardeau énorme pour les pharmacies qui se doivent, selon la loi relative à l’exercice de la pharmacie au Liban, de respecter la tarification émise par ledit ministère, tout en sachant qu’ils dispenseront les médicaments à un prix et en rachèteront à un prix nettement supérieur. Face à cette crise, l’Ordre des pharmaciens du Liban a appelé, le 21 mars, ses adhérents à la grève. Cette décision n’a clairement pas été digérée par le ministre Firas Abiad qui a, comme de coutume, fustigé les pharmaciens, en soulignant que les honoraires de ces derniers équivalent à 30% du prix du médicament, ce qui représente "un pourcentage équitable". Une telle affirmation ne peut que souligner davantage l’amateurisme de ce ministre qui ignore que les honoraires des pharmaciens ne dépassent pas les 22,25% du prix du médicament.

Il est également utile de rappeler au ministre sortant que plus de deux cents pharmacies ont été contraintes de fermer définitivement leurs portes depuis le début de la crise, à cause des politiques dévastatrices adoptées par les gouvernements successifs. Son excellence semble marcher dans les pas de ses prédécesseurs, en allant d’échec en échec. Il continue ainsi d’étouffer le reste des pharmacies qui agonisent à petit feu. Ses politiques visent-elles, comme par hasard, à la mise en place des chaînes de pharmacies, clairement interdite par la loi, mais qui fait saliver un bon nombre de politiciens? Les prochains mois et années le diront. D’ici là, le secteur pharmaceutique, et avec lui le système de santé au Liban, est en train de s’effondrer et cette fois-ci irréversiblement. On ne lance pas de pierre quand on vit dans une maison de verre, dit le dicton populaire. À bon entendeur…

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