Plutôt qu’un panthéon unifié, nous avons affaire à un ensemble de panthéons calqués sur un modèle unique engendrant des associations de divinités aux noms doubles. Chaque cité-État avait son propre Baal (seigneur) ou sa version féminine dite Baalat. Ces traditions se sont maintenues en pleine période hellénistique en Phénicie, et jusqu’au Ve siècle de l’ère chrétienne dans le Mont-Liban.

Rares sont les cultures qui se sont assimilées autant que dans la religion, la cosmogonie et la mythologie des Phéniciens et des Grecs. Il faudra attendre le syncrétisme gréco-romain pour assister à plus de complémentarités. Ce phénomène fusionnel, la Phénicie l’avait déjà vécu, un millénaire plus tôt, avec la civilisation du Nil. Il s’était traduit dans les arts et dans la mythologie, personnifiée par la légende d’Isis et Osiris.

Le rapt d’Europe. Poterie de 490 av. J.C. au musée d’Agrigente Sicile Italie. Photo Wikimedia

Le rapt d’Europe

L’histoire gréco-phénicienne aura elle aussi sa légende avec le "rapt d’Europe", cette princesse phénicienne qui a donné son nom au continent. Pendant qu’elle se promenait sur la plage, Zeus, séduit par sa beauté, s’est métamorphosé en taureau ailé pour l’enlever, l’emmenant jusqu’en Crète. Son père Agénor, roi de Tyr, a aussitôt envoyé ses trois fils à sa recherche. Phoenix sera considéré comme l’ancêtre des Phéniciens, Cilix comme celui des Ciliciens, et Cadmos comme fondateur de Cadmée à Thèbes en Béotie. Ce dernier a emporté avec lui l’alphabet qu’il enseignera aux futures Européens.

C’est des amours d’Europe et de Zeus, qu’est né Minos, le roi de Crète. La princesse phénicienne a épousé par la suite Astérion, le roi de Crète qui adoptera les enfants qu’elle avait eus de Zeus, dont Minos. Ce dernier héritera du trône crétois. Ce récit mythologique nous en dit long sur la place qu’occupait la Phénicie dans l’imaginaire de l’Occident.

Hypostases et associations de divinités

Les cités-États phéniciennes pratiquaient toutes la même culture, la même langue et la même religion. Cependant, elles avaient chacune ses propres manifestations de la divinité. Plutôt qu’un panthéon unifié, nous avons affaire à un ensemble de panthéons calqués sur un modèle unique engendrant des associations de divinités aux noms doubles. Tanit pour Carthage, n’était autre qu’Astarté, déesse de la fécondité et de la fertilité. Tammouz pour les uns, n’était autre que l’hypostase d’Adonis. Melkart, le dieu guérisseur pour Tyr, était l’équivalent de l’Echmoun de Sidon, associé à Asclépios, l’incarnation grecque de la médecine.

En raison de son voisinage avec les cités grecques de Chypre, nous constatons dans la cité phénicienne de Kition (actuelle Larnaca), un syncrétisme entre Astarté et Aphrodite, et entre Rechef et Apollon. Dans la cité étrusque de Pyrgi, Astarté était associée à la déesse Uni.

Astarté déesse de la fécondité. Photo British Museum

Baal et Baalat

Chaque cité avait son propre Baal (seigneur). Baal Sidon dominait le panthéon sidonien avec Echmoun et Astarté. Baal Har-Lévanon était le seigneur du Mont-Liban, et Baal Marqot celui de l’orage et de la dance, qui a élu domicile dans le temple de Beit-Merré. Carthage honorait Baal Hammon auprès de Tanit. À Byblos, Baal Chamim, seigneur du ciel, illustre l’association de ces divinités avec la nature et le cosmos, comme le traduisait aussi la cosmogonie phénicienne de Sanchoniathon. Baal Bérytos, lié à la mer, s’identifiait à Poséidon dont il adoptera la représentation au IIᵉ siècle av. J.-C. en s’armant du trident.

L’impact de la religion phénicienne sur le bassin méditerranéen est révélé par de multiples inscriptions comme celle d’un haut dignitaire chypriote du VIIIᵉ siècle av. J.-C. Il s’adressait en langue phénicienne à son "seigneur, le Baal du Liban" en se présentant comme "gouverneur de Qarthadacht" (probablement Kition) et "serviteur du roi Hiram de Sidon".

La version féminine est dite Baalat (Dame), dont la plus célèbre et à la tête du panthéon giblite, était Baalat Guébal (la Dame de Byblos) honorée par le roi Yehawmilk. Elle était à la fois une des manifestations d’Astarté et une réminiscence de la déesse égyptienne Hathor.

La divinité féminine joue un rôle central dans la religion phénicienne. Les statuettes votives de femmes enceintes ou d’autres se pressant les seins, se retrouvent à travers la Méditerranée comme offrandes à Astarté, déesse de la fécondité. Celle-ci est parfois représentée par le croissant de lune ou encore, comme d’autres divinités, par une statue figurative ou par un bétyle.

Le temple de Baal Marqod à Beit Merré. ©Amine Jules Iskandar

Le culte phénicien

Les temples ont parfois porté deux noms, l’original cananéen et son correspondant grec ou romain. Cette identification des divinités grecques avec celles de la Phénicie, comme pour Zeus et Baal-Hamon, Aphrodite et Astarté, Dionysos et Adonis, s’est aussi étendue plus tard au panthéon romain avec Jupiter, Vénus et Bacchus.

Les influences de la cosmogonie, de la mythologie et de la théogonie phénicienne sur les Grecs ne laissent pas de doute. Notons l’association des divinités comme pour Melkart et Hercule, ainsi que la présence du mois des Phoinikaios relevée par Carolina Lopez-Ruiz dans le calendrier corinthien.

Beaucoup d’offrandes votives viennent enrichir le répertoire artistique et cultuel sous forme de stèles-bétyles et d’obélisques comme en témoignent les sites de Carthage et le temple des obélisques à Byblos. L’usage des œufs d’autruche très répandu à travers les colonies, était fort prisé en Phénicie et est demeuré dans le décor liturgique de l’Église maronite jusqu’après le Moyen Âge. Les fioles à parfums se retrouvent en quantité puisqu’elles étaient employées pour l’utilisation quotidienne autant que pour les rituels funéraires. Les amulettes phéniciennes découvertes en masse dans certaines nécropoles grecques, plaident aussi pour une influence évidente sur l’art et la religion des diverses populations méditerranéennes.

Les manifestations des divinités phéniciennes dans toute la variété de leurs appellations et de leurs hypostases, étaient honorées en terre de Canaan et dans les nombreuses fondations, sous leurs diverses expressions et avec des évolutions ou adaptations locales originales. Même les communautés phéniciennes établies en région égéenne ou sur les bords du Nil, conservaient leurs pratiques religieuses et cultuelles. Celles-ci se sont maintenues en pleine période hellénistique en Phénicie, et jusqu’au Ve siècle de l’ère chrétienne dans le Mont-Liban. Elles contredisent, par leur constance et leur pérennité, le mythe d’une culture hétéroclite, sporadique et indéfinissable.