Recevant une délégation d’intellectuels du «Forum national de réflexion» le 13 avril dernier, jour anniversaire du début de la guerre civile 1975-1990, le Patriarche maronite Bechara Raï a appelé à l’application stricte des Accords de Taëf, notamment la clause de la décentralisation administrative «et non le fédéralisme qui doit être considéré comme une question classée». Mais que veut dire exactement le terme «fédéralisme» qu’évoquent les milieux surtout chrétiens ?
Traitant récemment de la fédéralisation du Liban, Frédéric Khair signale qu’une telle option refait surface, notamment au sein de certaines forces politiques chrétiennes, «chaque fois que des élus se heurtent à des impasses les empêchant de tenir les grandes promesses faites à leurs électeurs (1)». Une telle impasse les amènerait, selon lui, à se laisser aller à la surenchère de la démagogie populiste identitaire. Le fédéralisme se métamorphoserait en une idéologie exclusiviste, sorte de pensée unique qui refuse toute contradiction émanant d’un interlocuteur chrétien. Ce dernier serait immédiatement accusé de dhimmitude, terme galvaudé pour dire quiconque observe une complaisance servile à l’égard de la vision dite musulmane, ce qui pourrait desservir la « défense des intérêts chrétiens » que certaines forces politiques affichent. Ainsi le citoyen libanais se voit surfer en permanence sur la vague de la trahison à la «cause» des siens. En milieu chrétien, le traître est stipendié comme «dhimmi» ; en milieu islamiste, il est anathématisé comme «apostat». Frédéric Khair ne voit pas de différence entre le discours politique des takfiris islamistes et celui des tenants chrétiens d’un fédéralisme radical. Avant de s’engager dans la polémique inutile d’un tel débat, il faut essayer de comprendre ce que parler veut dire. De prime abord, le fédéralisme n’est pas une thèse démoniaque à condition de bien saisir ce que cela recouvre.
Fédérer (du latin foederare) renvoie à l’idée d’union afin de se renforcer mutuellement dans l’intérêt de tous.
Dans l’Empire romain, les tribus barbares de la périphérie recevaient le statut militaire de « fédérés » au service de la défense des frontières. Le concept prête à une multitude d’interprétations mais qui possèdent un dénominateur commun. Elles exigent deux conditions préalables pour s’unir : être plusieurs d’une part, et partager une volonté commune de s’allier, d’autre part. Oui mais comment ? Il existe une grande variété de modèles historiques.
Toutes les fédérations n’obéissent pas au même schéma mais toutes, par contre, se distinguent par le non-affaiblissement de l’État central, l’élément fédérateur. Parlant du régime des États-Unis d’Amérique, Chateaubriand ironise : «c’est une des formes politiques les plus communes employées par les sauvages (2)». En France on a longtemps accusé les Girondins de soutenir le fédéralisme afin de démanteler l’unité nationale.
Etats fédéraux du monde
Les États-Unis d’Amérique constituent une fédération avec un État central particulièrement fort. Par contre le Royaume-Uni n’est pas un État fédéral mais une union d’entités politiques reconnaissant le même monarque, symbole d’unité, comme chef d'État .
Pour lutter contre l’excès de centralisation, après la disparition de l’URSS, la Russie se constitua en État fédéral composé de : 21 républiques autonomes, 6 territoires (kraï), 50 régions (oblast), 2 villes à statut fédéral (Moscou et Saint-Pétersbourg) et 10 districts autonomes (okrug). Les détails sont encore plus complexes. Toutes ces composantes portent le nom de «sujets» bien que l’État fédéral ne soit pas une monarchie. On assiste, depuis l’accès de Vladimir Poutine au pouvoir suprême, à une recentralisation excessive autour du Kremlin. Ainsi, rien n’est définitif dans la vie des États.
Certaines des fédérations existantes actuellement ont une population relativement homogène. D’autres ont des populations mélangées, dont la diversité ethnico-linguistique ou religieuse n’est pas reconnue institutionnellement. Par contre, d’autres reproduisent constitutionnellement cette diversité, comme le Canada, la Belgique, l’Inde ou la Suisse.
À titre d’exemple, la Belgique fut, jusqu’en 1970, un État unitaire décentralisé. Entre 1970 et 1993, pas moins de six réformes constitutionnelles ont été nécessaires pour aboutir à un État fédéral que la Constitution définit : «La Belgique est un État fédéral qui se compose des communautés et des régions». Ainsi les entités fédérées appartiennent à deux ordres qui se superposent : le registre territorial et le registre communautaire linguistique. L’exemple belge est éloquent même s’il peut paraître difficile à saisir. Le processus de transition entre l’État unitaire décentralisé et l’État fédéral devrait être médité par les fédéralistes libanais qui devraient s’occuper de mettre sur pied l’État unitaire décentralisé, prévu par les Accords de Taëf, avant d’appeler fédéralisme un rêve d’apartheid.
Le fédéralisme rassemble et renforce les entités dont il se compose, grâce à l’État central garant de l’unité nationale. Quel est donc le problème libanais dont la solution exige de démanteler l’État unitaire en faveur d’un fédéralisme fondé, non sur la géographie, mais sur les identités collectives ethnico-confessionnelles ? On pourrait considérer que le fait accompli réalisé par le Hezbollah a créé une situation de sécession de facto de certaines régions libanaises où domine une majorité chiite contrôlée par le tandem Amal-Hezbollah. Ceci nécessite-t-il un morcellement du pays ? Ceci ne doit-il pas être soigné d'abord par une loi électorale moins scélérate et inique que celle de 2018 ?
Le fédéralisme tel qu’il est proposé actuellement est une fragmentation du Liban en entités identitaires et sectaires. La vocation du Liban, comme entité universelle de rassemblement et comme culture de liberté, ne survivrait pas à une telle éventualité de création de ghettos.
Ce que le Patriarche Raï a voulu dire le 13 avril dernier se résume ainsi : l’État unitaire décentralisé est ce que nous avons de disponible et de plus précieux. Nous n’irons pas à l’aventure d’un faux fédéralisme qui nous désunit et ne nous renforce pas. Renforçons et laissons vivre l’État unitaire décentralisé comme cela est prévu par les Accords de Taëf. Nous avons le temps de voir venir l’une ou l’autre forme de fédéralisme.
[email protected]
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(1) Voir Al Anba’a du 30/03/2023 et An Nahar du 31/03/2023 : بين الفيديرالية و الشعبويّة (entre fédéralisme et populisme)
(2) Voir Littré, entrée «Fédéralisme»
Traitant récemment de la fédéralisation du Liban, Frédéric Khair signale qu’une telle option refait surface, notamment au sein de certaines forces politiques chrétiennes, «chaque fois que des élus se heurtent à des impasses les empêchant de tenir les grandes promesses faites à leurs électeurs (1)». Une telle impasse les amènerait, selon lui, à se laisser aller à la surenchère de la démagogie populiste identitaire. Le fédéralisme se métamorphoserait en une idéologie exclusiviste, sorte de pensée unique qui refuse toute contradiction émanant d’un interlocuteur chrétien. Ce dernier serait immédiatement accusé de dhimmitude, terme galvaudé pour dire quiconque observe une complaisance servile à l’égard de la vision dite musulmane, ce qui pourrait desservir la « défense des intérêts chrétiens » que certaines forces politiques affichent. Ainsi le citoyen libanais se voit surfer en permanence sur la vague de la trahison à la «cause» des siens. En milieu chrétien, le traître est stipendié comme «dhimmi» ; en milieu islamiste, il est anathématisé comme «apostat». Frédéric Khair ne voit pas de différence entre le discours politique des takfiris islamistes et celui des tenants chrétiens d’un fédéralisme radical. Avant de s’engager dans la polémique inutile d’un tel débat, il faut essayer de comprendre ce que parler veut dire. De prime abord, le fédéralisme n’est pas une thèse démoniaque à condition de bien saisir ce que cela recouvre.
Fédérer (du latin foederare) renvoie à l’idée d’union afin de se renforcer mutuellement dans l’intérêt de tous.
Dans l’Empire romain, les tribus barbares de la périphérie recevaient le statut militaire de « fédérés » au service de la défense des frontières. Le concept prête à une multitude d’interprétations mais qui possèdent un dénominateur commun. Elles exigent deux conditions préalables pour s’unir : être plusieurs d’une part, et partager une volonté commune de s’allier, d’autre part. Oui mais comment ? Il existe une grande variété de modèles historiques.
Toutes les fédérations n’obéissent pas au même schéma mais toutes, par contre, se distinguent par le non-affaiblissement de l’État central, l’élément fédérateur. Parlant du régime des États-Unis d’Amérique, Chateaubriand ironise : «c’est une des formes politiques les plus communes employées par les sauvages (2)». En France on a longtemps accusé les Girondins de soutenir le fédéralisme afin de démanteler l’unité nationale.
Etats fédéraux du monde
Les États-Unis d’Amérique constituent une fédération avec un État central particulièrement fort. Par contre le Royaume-Uni n’est pas un État fédéral mais une union d’entités politiques reconnaissant le même monarque, symbole d’unité, comme chef d'État .
Pour lutter contre l’excès de centralisation, après la disparition de l’URSS, la Russie se constitua en État fédéral composé de : 21 républiques autonomes, 6 territoires (kraï), 50 régions (oblast), 2 villes à statut fédéral (Moscou et Saint-Pétersbourg) et 10 districts autonomes (okrug). Les détails sont encore plus complexes. Toutes ces composantes portent le nom de «sujets» bien que l’État fédéral ne soit pas une monarchie. On assiste, depuis l’accès de Vladimir Poutine au pouvoir suprême, à une recentralisation excessive autour du Kremlin. Ainsi, rien n’est définitif dans la vie des États.
Certaines des fédérations existantes actuellement ont une population relativement homogène. D’autres ont des populations mélangées, dont la diversité ethnico-linguistique ou religieuse n’est pas reconnue institutionnellement. Par contre, d’autres reproduisent constitutionnellement cette diversité, comme le Canada, la Belgique, l’Inde ou la Suisse.
À titre d’exemple, la Belgique fut, jusqu’en 1970, un État unitaire décentralisé. Entre 1970 et 1993, pas moins de six réformes constitutionnelles ont été nécessaires pour aboutir à un État fédéral que la Constitution définit : «La Belgique est un État fédéral qui se compose des communautés et des régions». Ainsi les entités fédérées appartiennent à deux ordres qui se superposent : le registre territorial et le registre communautaire linguistique. L’exemple belge est éloquent même s’il peut paraître difficile à saisir. Le processus de transition entre l’État unitaire décentralisé et l’État fédéral devrait être médité par les fédéralistes libanais qui devraient s’occuper de mettre sur pied l’État unitaire décentralisé, prévu par les Accords de Taëf, avant d’appeler fédéralisme un rêve d’apartheid.
Le fédéralisme rassemble et renforce les entités dont il se compose, grâce à l’État central garant de l’unité nationale. Quel est donc le problème libanais dont la solution exige de démanteler l’État unitaire en faveur d’un fédéralisme fondé, non sur la géographie, mais sur les identités collectives ethnico-confessionnelles ? On pourrait considérer que le fait accompli réalisé par le Hezbollah a créé une situation de sécession de facto de certaines régions libanaises où domine une majorité chiite contrôlée par le tandem Amal-Hezbollah. Ceci nécessite-t-il un morcellement du pays ? Ceci ne doit-il pas être soigné d'abord par une loi électorale moins scélérate et inique que celle de 2018 ?
Le fédéralisme tel qu’il est proposé actuellement est une fragmentation du Liban en entités identitaires et sectaires. La vocation du Liban, comme entité universelle de rassemblement et comme culture de liberté, ne survivrait pas à une telle éventualité de création de ghettos.
Ce que le Patriarche Raï a voulu dire le 13 avril dernier se résume ainsi : l’État unitaire décentralisé est ce que nous avons de disponible et de plus précieux. Nous n’irons pas à l’aventure d’un faux fédéralisme qui nous désunit et ne nous renforce pas. Renforçons et laissons vivre l’État unitaire décentralisé comme cela est prévu par les Accords de Taëf. Nous avons le temps de voir venir l’une ou l’autre forme de fédéralisme.
[email protected]
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(1) Voir Al Anba’a du 30/03/2023 et An Nahar du 31/03/2023 : بين الفيديرالية و الشعبويّة (entre fédéralisme et populisme)
(2) Voir Littré, entrée «Fédéralisme»
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