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Le Liban a commémoré la semaine dernière, le 12 mai, le décès en 2019 de celui qui était qualifié de "patriarche de la deuxième indépendance…", le cardinal Nasrallah Sfeir. L’indépendance à l’égard de l’occupation syrienne. Les Libanais se souviennent de lui comme le prélat de la fermeté, des positions de principe inébranlables, auxquelles restera attaché son successeur, le patriarche Béchara Raï, qui reprendra son flambeau.

Au plus fort de la mainmise de Damas sur le Liban, plusieurs personnalités locales de premier plan, dont d’éminents responsables maronites, pressaient le patriarche Sfeir de faire preuve de "réalisme politique" et de consentir à se rendre sur les bords du Barada, notamment à l’occasion de la visite du pape Jean-Paul II en Syrie, en mai 2001. Mais Nasrallah Sfeir refusera constamment de céder aux pressions, affirmant qu’il ne saurait être question pour lui d’effectuer ce déplacement tant que les troupes syriennes demeuraient en territoire libanais dans le but de bétonner une occupation qui ne disait pas son nom.

L’esprit de résistance du patriarche Sfeir et son refus de se soumettre au fait accompli sous le couvert d’une périlleuse realpolitik, finiront par se montrer payants, puisqu’ils auront préparé le terrain au retrait total des forces et des Services de Damas, en avril 2005, dans le sillage de la Révolution du cèdre…

Les Libanais devraient s’inspirer aujourd’hui de cet attachement tenace de Nasrallah Sfeir aux fondamentaux; un attachement qui doit s’appliquer cette fois-ci au rejet de l’inféodation inconditionnelle du Hezbollah au Guide suprême de la Révolution islamique iranienne. Car de la même façon que dans les années 1990 et jusqu’en 2005 l’occupation syrienne était à la base du dysfonctionnement intégral des institutions constitutionnelles et du blocage d’une vie politique normale, dans le contexte présent c’est le Hezbollah qui a pratiquement pris le relais du régime syrien pour alimenter ce même dysfonctionnement et ce même blocage.

Les mêmes causes provoquant les mêmes effets, la fermeté manifestée jadis par Nasrallah Sfeir devrait être de mise aujourd’hui aussi. Concrètement, cela devrait s’appliquer dans l’immédiat au traitement du dossier de la présidentielle. En clair, accepter, dans le contexte actuel, l’accession à la Magistrature suprême d’un président de la République qui soit redevable pour son élection à l’allié inconditionnel des mollahs iraniens reviendrait à se soumettre, pieds et poings liés, à la tutelle de Téhéran. Pis encore, cela permettrait à la formation pro-iranienne de poursuivre pendant au moins six nouvelles années, de manière minutieuse, l’extension de ses tentacules dévastateurs à tous les échelons du pouvoir… Avec comme résultat des courses une défiguration, profonde et grave, du Liban libéral, pluraliste, ouvert sur le monde, respectueux du droit à la différence et des libertés publiques et individuelles.

C’est ce Liban précis, qui a su préserver un tel profil à travers les siècles, qui est aujourd’hui mis en danger par les tentatives de lui imposer un président de la République présenté ouvertement, et sans scrupules, comme le poulain du Hezbollah. Et le plus stupéfiant c’est que ce sont les dirigeants d’un pays qui connaît le mieux le Liban profond, les réalités et l’Histoire libanaises, qui ont tenté, ou qui tentent encore, d’entraîner les Libanais dans ce piège. Leur argument: il faut élire un président qui puisse parler avec le Hezbollah… Mais à quoi sert de dialoguer avec un parti dont la doctrine politique stipule, noir sur blanc, qu’il s’en remet – consentant, et aveuglément – à un leader régional, théocratique de surcroît, pour toute question à caractère stratégique?

La solution? Les puissances qui entretiennent depuis des siècles des rapports étroits et privilégiés avec le pays du Cèdre pourraient user de leur influence internationale pour juguler (à défaut de stopper) "l’Anschluss" iranien qui menace le Liban, plutôt que de mener campagne en faveur d’un candidat que cherchent à imposer ceux-là mêmes dont la raison d’être est précisément de mettre en place, à petits pas, un tel Anschluss. Mais la politique de toute puissance, nous dira-t-on, n’est basée en ces temps modernes que sur de grands intérêts exclusivement, et non plus sur la défense de valeurs humanistes et morales ou sur les liens ancestraux forgés par l’Histoire. Sans doute… Malencontreusement. Qu’importent après tout, face à ces grands intérêts exclusifs, les stratégies expansionnistes et déstabilisatrices, les massacres à répétition contre la population, les tirs aveugles contre les manifestations de masse, l’aliénation systématique de la femme, les rafles par milliers dans les milieux opposants, les atteintes régulières aux droits humains, et surtout – surtout – le recours à l’arme chimique pour terroriser et réprimer de manière préventive les fillettes dans leurs écoles pour les dissuader de toute contestation dans le futur proche!

Naïveté et angélisme, rétorqueront certains. Mais lorsque le sort de tout un peuple et lorsque la préservation des valeurs humanistes sont en jeu, il devient alors un devoir national de s’en tenir à cet esprit de résistance civile que manifestait Nasrallah Sfeir et que préservent aujourd’hui encore son successeur ainsi que nombre de formations politiques et de personnalités souverainistes et libérales.

En période de grands bouleversements, l’attachement aux fondamentaux devient un passage obligé. A défaut, c’est la loi de la jungle, dans le sens le plus répugnant du terme, qui finit par prévaloir, au Liban et ailleurs.