La spiritualité de la montagne
C’est dans la pauvreté des ermitages, dans les sanctuaires égarés du fond des montagnes, au pied d’un chêne ou d’un calvaire, que s’entend la voix du silence qui s’adresse à la foi. C’est à se demander si c’est la montagne qui a enfanté la spiritualité maronite ou si cette dernière a recherché le Liban pour venir s’y épanouir.

Pour Pâques, cette année, une messe a été célébrée sur les bords d’un précipice rocheux, au cœur d’une vallée escarpée. Pas de décor ni d’installation liturgique. Seul un prêtre debout à l’extrémité d’une lame rocheuse qui tranche le vide et sur laquelle défilent les fidèles. La scène semble insolite, originale et inédite. Pourtant, le prêtre ne fait que perpétuer une tradition qui remonte jusqu’à Saint-Jean Maron.
Hommes et femmes avançaient sur des sentiers improbables, hardis et sortis de nulle part, redessinant les contours des ravins et de l’abîme. De part et d’autre, les parois perforées des montagnes s’élèvent pour se confondre avec les forêts, les brumes et les nuages. La scène semble complète, ne nécessitant aucune intervention. Pour la tradition maronite, il s’agit là de son architecture par excellence. Dans sa verticalité, sa lumière et sa profondeur, elle est l’œuvre du divin telle que traduite dans sa spiritualité.
La vallée
Il s’agit d’une architecture acheiropoïétique (non faite de main d’homme) qui a trouvé sa pleine vocation dans sa rencontre avec une église monastique encline à l’ascétisme. Pour l’ambassadeur de France, René Ristelhueber, «le monachisme, déjà très en faveur dans les plaines d’Antioche, a pris au Liban une extension plus grande encore».
La vallée constitue alors un manifeste de l’architecture. Elle se dessine et s’érige en sanctuaire où se mêlent le naturel et le bâti. Alphonse de Lamartine y retrouve les principes et les détails de la cathédrale. «Toute la Vallée des saints, écrit-il alors sur la Qadicha, ressemble à une vaste nef naturelle dont le ciel est le dôme, les crêtes du Liban, les piliers, et les innombrables cellules des ermites creusées dans les flancs du rocher, les chapelles.» Ce spectacle se complète encore pour lui dans la vallée de Hamména qui porte aujourd’hui son nom. Il y est captivé par les eaux tombantes environnantes dont le bruit est semblable, relève-t-il, «à celui des tuyaux d’orgue dans une cathédrale». Ce que les locaux ont ressenti dans leur âme religieuse, les voyageurs l’ont exprimé.
Loin des grands monuments du christianisme, c’est dans les chapelles et les oratoires que s’épanouit le recueillement. C’est dans la pauvreté de l’ermitage de Annéya, dans les sanctuaires égarés du fond des montagnes, au pied d’un chêne ou d’un calvaire, que s’entend la voix du silence qui s’adresse à la foi. C’est dans la brutalité de la pauvreté de Notre-Dame-d’Ilige que le père Michel Hayek exprime la puissance de sa foi. «Ici, on ne peut prier qu’en syriaque, confie-t-il, la langue des âmes otages, la langue qui chuchote à la compassion, la langue du repentir et des larmes.»
Messe en plein air dans la Qadisha. @hadsheet sur TikTok
Le saint et le sacré
C’est à se demander si c’est la montagne qui a enfanté la spiritualité maronite ou si cette dernière a recherché le Liban pour venir s’y épanouir. La moindre paroi se creuse pour abriter un couvent, une solitude, un oratoire, un ermitage. La nature à l’état le plus sauvage reçoit ici et là, pour reprendre Lamartine, «quelques figures de solitaires circulant parmi les roches et les arbustes, travaillant, lisant ou priant».
La montagne incarne, pour ainsi dire, le concept du saint, bien au-delà du sacré qui, selon Martin Heidegger, demeure le propre du temple-cathédrale dans sa lecture immuable du monde. La sainteté transcende le sacré. «Jésus liait la veille à la prière dans la solitude des montagnes, du désert, de la cellule, comme s’il n’y a pas de prière sans veille, sans montagne et sans cellule», écrit l’évêque maronite Simon Atallah.
Cette montagne semble être le lieu d’accueil par excellence. Avec ses humbles chapelles, elle s’oppose dans sa philoxénie à l’église-musée qui, pour le philosophe Philippe Sers, sombre dans l’autosatisfaction tel «un cimetière d’admirations personnelles». Là où cette dernière tente une lecture du monde, la montagne recherche, elle, la transfiguration. Par son immensité et ses cavités, elle abrite le travail, la veille et la prière.

Moine maronite s’avançant vers un sanctuaire troglodytique.
Les voyageurs
Cette montagne a profondément marqué les voyageurs du XVIIᵉ siècle. Parmi ceux-là, le chevalier Laurent d’Arvieux s’est attardé sur ses nombreuses grottes et ses anachorètes. Le père Eugène Roger évoque également ces monastères qui «sont en des lieux déserts, en des aspres rochers, où il semble que la nature se soit plu à faire ces lieux solitaires, et grotesques, et pénitents», écrit-il.
Au XXᵉ siècle encore, Maurice Dunant parle de ces couvents «à moitié évidés dans le roc» et qu’il décrit comme étant «accrochés aux parois les plus inaccessibles». La nature se sculpte et se métamorphose, reproduisant les éléments de l’architecture. «Dès que l’on pénètre dans l’intérieur syriaque du pays, écrit encore le père Jean-Maurice Fiey, on trouve les rochers des collines percés de grottes et les chemins jalonnés de sanctuaires monastiques.»
Anachorète maronite lisant. Estampe de A. Watteau gravée par F. Boucher (photo Camille Aboussouan Le livre et Liban).
Terreur et effroi
Cette nature perturbe, bouleverse et interpelle. C’est l’idée de terreur et d’effroi que transcrivent constamment les plumes des pèlerins. Au début du XIXᵉ siècle, Louis-François Cassas relève ce sentiment troublant provoqué par le spectacle de la Qadicha. «L’agrément s’y mêle à la terreur, s’exclame-t-il, l’un et l’autre y sont portés au plus haut degré.» Il décrit aussitôt cet énorme rocher qui, s’élançant par-dessus la scène, va se confondre avec les nuages. «Tout effraie l’âme et trouble la pensée», rajoute-t-il. Un siècle plus tard, René Ristelhueber insiste encore sur cette «beauté grandiose, parfois terrible, de certains sites libanais».
Cette esthétique paradoxale, si propice au recueillement, à la méditation, et qui semble se prêter à la spiritualité maronite, émane d’un principe d’intériorité. Elle procède de la subjectivité et fait prévaloir l’éthique sur l’esthétique. La subjectivité sentimentale qu’elle implique permet une lecture amplifiée du monde. Les sommets semblent plus élevés et les vallées plus profondes. Les dimensions sont dramatisées et le temps exagéré. Les retraites et les chapelles s’abandonnent à un autre âge et à ce qu’Emmanuel Kant désigne par la grandeur absolue, libérée de toute raison ou de logique, ne s’adonnant qu’au sentimental et au spirituel.
Nous sommes en présence d’une grandeur ni mesurable ni compréhensible. Elle est ressentie, non comprise. Elle est immatérielle, sans échelle et sans unité. Elle «n’est égale qu’à elle-même», écrit Kant, qui définit cette grandeur absolue comme «ce qui est grand au-delà de toute comparaison».
Cavités naturelles et structures monastiques.
Le beau et le sublime
Cette expérience de la montagne, mêlant le terrible à l’agréable et greffant le spirituel au naturel, engage l’intériorité, et donc la subjectivité, vers la découverte d’une esthétique qui fait violence à la raison. Kant appelle cela le sublime et le définit comme ce qui élève les forces de l’âme au-dessus de l’ordinaire. Il n’est pas comparable au beau. Il n’est pas du même ordre. Car «pour le beau dans la nature, écrit Kant, nous devons chercher un principe hors de nous, pour le sublime, rien qu’en nous». Le sublime n’est plus, pour ainsi dire, qu’une projection de soi, de son intériorité, sur le spectacle qui s’offre.
Pour Kant, le beau charme, alors que le sublime émeut. Si le beau plaît par le ménagement des sens, le sublime, nous dit encore Kant, plaît, lui, par son opposition à l’intérêt des sens. C’est sans doute cela qui engendre le sentiment de terreur et de gêne. Nous assistons, face à un spectacle sublime, à un effondrement des conventions esthétiques. Le sublime est pour cela noble, magnifique et terrible à la fois. La satisfaction qu’il inspire est mêlée d’horreur et fait violence à l’entendement. Dans son Jugement esthétique, Kant écrit: «Le jour est beau, la nuit est sublime.» Ainsi le soleil est beau, la violence de la tempête est sublime, et un monument est beau… la montagne est sublime.
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