Le 9 juin dernier, un événement socialement important a été organisé par l’Université Saint-Joseph qui recevait, dans ses locaux de Beyrouth, la ville de Tripoli à l’occasion de la sortie du livre «Tripoli au regard des siens et de ses environs», publié par les Éditions Nasser Jarrous, institution toujours vivante dans la deuxième capitale du Liban. L’événement n’a pas retenu l’attention des média. Et pourtant, il est d’une actualité brûlante à la veille du scrutin présidentiel du 14 juin. La question de l’espace urbain qu’illustre le destin de Tripoli, pose de manière lancinante et cruciale celle de l’unité politique dont le Liban a tant besoin.
Le destin de la République libanaise est bien curieux. Lors de la proclamation de l’État du Grand Liban en 1920, la ville de Tripoli fut réticente à intégrer cette entité politique construite sur les décombres de l’Empire Ottoman. Certains pensent, à tort, que cette hésitation était motivée par les susceptibilités religieuses, Tripoli étant une importante localité à majorité musulmane. Il n’en est rien. Bruno Dewalilly (1) montre que Tripoli a certes subi la concurrence du port de Beyrouth, modernisé au XIX° siècle, mais que l’État du Grand Liban la coupait de son hinterland économique et humain.
Dans leur récit de voyage Le Vilayet de Beyrouth, publié en 1889, Mohamad Bahjat et Rafik al-Tamimi louent la séduction de l’éclat naturel de cette ville :
« Tripoli est sans conteste la ville la plus brillante de tout le littoral syrien […] Aucune autre ville de Syrie ne peut rivaliser avec l’éclat de Tripoli et s’enorgueillir de la somptuosité de son site et de ses paysages ainsi que de toutes les richesses qu’elle recèle. Damas ne possède pas, hélas, d’accès à la mer. Beyrouth elle-même, la reine des villes du littoral syrien, ne bénéficie pas d’une tradition aussi longue de la densité de tant de merveilles»
On rappellera le passé de Tripoli comme une des échelles du Levant, siège dès 1536 du premier consulat de France suite au partenariat franco-ottoman contre leur ennemi commun, les Habsbourg. La fonction de consul est difficile à cerner. Elle oscillait entre celle de chef des marchands et celle de diplomate. Progressivement, elle sera réglementée par le pouvoir royal, grâce au Système Pontchartrain, ce qui accordera aux consuls certains privilèges.
Tripoli au regard des siens et de ses environs
Editions Jarrous 2023
Cette «triple-ville», célèbre pour son air embaumé par les orangers en fleurs, par le jasmin, le gardénia et surtout les tubéreuses, était depuis des siècles le terminal naturel du Levant du nord, desservant le littoral syrien, toute la trouée de Homs ainsi que la vallée et les plaines de l’Oronte jusqu’à Hama. En compensation de son intégration au Grand Liban, elle reçut certains privilèges d’autonomie: disposer d’ordres des professions libérales, et bénéficier de l’autonomie de l’administration municipale du secteur immobilier. L’ensemble de ces facteurs, auxquels s’ajoutent le départ des grandes institutions éducatives ainsi que la régression de l’importante zone industrielle, ont fait le lit de la paupérisation progressive dans une région qui a tenu à marquer sa spécificité en marge du pouvoir central. La guerre civile libanaise et l’irruption des mouvements intégristes ont fini par instrumentaliser une image négative de la ville, celle d’une place-forte de l’islamisme politique et de l’intégrisme. La révolte de 2019 a corrigé quelque peu cette donne, en montrant Tripoli comme «reine de la révolution», ce qui n’a pas amélioré la paupérisation galopante.
Le 9 juin dernier, l’USJ a organisé une cérémonie de présentation d’un beau livre sur cette ville, Tripoli aux yeux des siens et de ses environs, publié par les Éditions Jarrous, institution qui a survécu au milieu des tempêtes.
C’est l’ancien ministre et ancien bâtonnier Rachid Derbas qui a le mieux résumé la négligence criminelle de la ville et de ses nombreux atouts : «Honte à nous de voir l’UNESCO inscrire le site de la Foire de Tripoli, [conçu par Oscar Niemeyer], au patrimoine de l’humanité alors que nous permettons aux vaches de se produire sur ses planches, selon le propre témoignage du Premier ministre».
Le public eut droit à des interventions de grande qualité : le recteur Salim Daccache, Nasser Jarrous, Marie-Thérèse Fenianos bâtonnier de Tripoli, Maya Habib Hafez, présidente de l’ONG Al-Tawareq partenaire de l’événement, sans compter le Dr Tarek Mitri, ancien ministre.
De gauche à droite père Salim Daccache Mme Maya Habib Hafez M. Nasser Jarrous et Mme Fadia Alam Gemayel (Photo DR)
Tous les discours se sont spontanément focalisés, non sur la coexistence communautaire islamo-chrétienne, mais sur la ville elle-même. Il est bon de souligner ce trait qui dénote dans un Liban où le dialogue interreligieux joue souvent le rôle de substitut à l’unité politique. Chacun des intervenants a prêté sa voix à la ville pour insister sur une idée centrale: l’espace urbain demeure, en dépit de tous les malheurs, une unité indivisible même si elle présente des spécificités et des fonctionnalités diversifiées qui peuvent et doivent être exploitées à bon escient.
Un fait primordial a pu être constaté, celui de la logique de l'unité politique d’abord. Cette dernière se fait par la ville et non par la cohabitation de groupes humains divers sur un sol. L'unité politique n'a pas pour fondement le lien religieux, ethnique ou culturel. "Le" politique, ou vivre-ensemble, a pour fondement le "lieu", la "ville" avec ses constitutions et ses lois. Tripoli est probablement l'unique localité libanaise qui possède une longue tradition de "citadinité" comme l'a souligné le Dr Tarek Mitri. Elle s'est développée par "expansion centrifuge", ce qui a permis l'assimilation des régions rurales qui l'entourent. Beyrouth n'a pas eu la même histoire. Elle s'est développée par "agrégation centripète" des régions rurales et non par expansion du centre urbain. Nombreux sont ceux qui résident "à Beyrouth" mais tous ceux qui habitent la métropole du nord se disent qu’ils sont "de Tripoli". Cette ville a fait preuve d’un pouvoir d’assimilation tel qu’il y est exceptionnel d’entendre la question libanaise par excellence "tu es originaire d’où ?".
Bruno Dewailly, de l’IFPO, déclare dans une conférence donnée en novembre 2013 : "[…] je dois préciser que Tripoli m'a tellement passionné que … je me sens tout aussi Tripolitain que Lillois. C'est donc bien un Ibn el-Balad qui parlera ici et c'est pourquoi, j'emploierai le "nous" et non pas le "vous" ou le "eux" lorsqu'il s'agira de parler de "nous, les Tripolitains" [...]". On ne saurait mieux dire le génie immortel de la ville, le lieu par excellence de l’unité politique non segmentée en territoires d’hégémonie et de pouvoir.
Le 9 juin dernier l’USJ a organisé une cérémonie de présentation d’un beau livre sur Tripoli publié par les Éditions Jarrous (Photo DR)
C’est ce génie de toute "ville invisible" comme le dit Italo Calvino, qui planait dans l’auditorium François Bassil en ce vendredi 9 juin 2023. Ce génie immortel de la ville répétait, comme B. Dewailly, que chacun emporte le territoire de sa cité à la semelle de ses chaussures. En 1920, Tripoli avait hésité à rejoindre l’idée du Grand Liban. Aujourd’hui, grâce à son sens de la citadinité et de l’urbanité, Tripoli porte un message d’espérance dans un Liban non fragmenté mais convenablement gouverné conformément aux textes constitutionnels dont il dispose. Ceux qui souhaitent mettre fin au Liban unitaire peuvent méditer la vérité première qui affirme que l’unité du politique, c’est-à-dire l’unité du vivre-ensemble, se fait par la ville, par ses lois, ses constitutions et sa bonne gouvernance.
Le 14 juin prochain, tout le Liban espère voir à la tête de l’État un homme, pétri de citadinité, imprégné de l’esprit rassembleur de la ville, en mesure de jouer son rôle premier de gardien des lois et de la Constitution.
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