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Durant près de trois siècles, les prétendus Éthiopiens de la Qadicha étaient considérés comme de simples syriaques monophysites du monastère Saint-Moïse-l’Éthiopien. Mais la découverte, en 1992, d’inscriptions guèzes dans la grotte de Saint-Assia a forcé les chercheurs à prendre désormais plus au sérieux les récits d’Estéphanos Douaihy relatifs à cette présence.

Le patriarche Estéphanos Douaihy (1670-1704) mentionnait dans ses chroniques, la présence d’Éthiopiens dans la montagne libanaise au XVe siècle. Durant près de trois siècles, ces prétendus Éthiopiens étaient considérés comme de simples jacobites, c’est-à-dire des syriaques monophysites, du monastère Saint-Moïse-l’Éthiopien dans le Nebeck syrien.

Une découverte insolite

La découverte en 1992, d’inscriptions guèzes dans la grotte de Saint-Assia dans la vallée libanaise de Qadicha, a forcé les chercheurs à prendre désormais plus au sérieux les récits d’Estéphanos Douaihy relatifs à cette présence. Cette découverte par Pierre Abi Aoun et Fadi Baroudi du GERSL a alors été mise en parallèle avec les données littéraires.

Dans son Histoire des Temps, Estéphanos Douaihy nous apprend qu’en 1470, le moine Jacques avait constitué une communauté monastique avec ses compagnons éthiopiens sous Ehden. Le couvent Saint-Jacques qu’ils ont occupé, a fini par porter le nom de Monastère-des-Éthiopiens. Selon le patriarche, dès 1488, les syriaques jacobites (monophysites) ont été chassés de la région par les syriaques maronites (chalcédoniens) conduits par les dignitaires et l’évêque Jacques d’Ehden.

Peinture rupestre éthiopienne à Saint-Jean de Hadchit: croix de procession oryx et créature cornue. Speleorient n°1 photo Hani Abdulnour

Fin d’une coexistence

Les Éthiopiens, écrit alors le patriarche, "sont partis pour la vallée de Hadchit sous la protection du diacre Georges… et ils ont habité le couvent Saint-Jean surnommé le Monastère-des-Éthiopiens". Celui-ci a était le siège épiscopal maronite sous l’évêque Qoriaqos en 1463, et à nouveau sous l’évêque Qoriaqos Hoblos en 1513. C’est donc entre ces deux dates que Ray Jabre-Mouawad situe le séjour des Éthiopiens.

Mais Ehden ne voulait pas entendre parler de monophysisme et a poursuivi les jacobites et les Éthiopiens jusqu’à les chasser de leur monastère de Hadchit et de toute la Qadicha, les reléguant vers Hardin ou même vers Chypre. Les Éthiopiens ont fini par partir vers la Syrie pour s’établir au couvent Saint-Moïse-l’Éthiopien.

Ils ont laissé leur empreinte dans la tradition locale. Ainsi, le jacobite libanais Noé de Bqoufa, nommé évêque de Phénicie en 1480, et maphrien en 1490, avait alloué "une division tripartite au monde monophysite: aux Éthiopiens la royauté, aux Coptes le sacerdoce, et aux Syriaques le don de prophétie", lit-on chez Ray Jabre-Mouawad.

Les saints chevaliers de Saint-Assia de Hasroun. Speleorient n°1 photo Hani Abdulnour

Littérature

Des témoignages de cette époque éthiopienne sont fournis par les manuscrits contemporains. Ainsi, une note en arabe du psautier éthiopien Or.172 de Berlin (XVe siècle) établit que ce manuscrit "est passé de la propriété du prêtre Mélios l’Éthiopien, supérieur du couvent des Éthiopiens au Mont-Liban, à la propriété de Abd-el-Sayed l’Éthiopien, en l’année 1791 [des Grecs] (1479-1480 AD) pour le prix de 52 dirhams". Une seconde note nous apprend qu’il est passé, trois années plus tard, du couvent de Libanos, au prêtre Moïse l’Éthiopien du couvent de Bizan en Éthiopie, pour 24 dirhams.

En littérature, ce sont les passages poétiques de l’évêque maronite Gabriel Barcleius (1447-1516) qui renseignent sur la polémique que suscitait la présence jacobite dans le Mont-Liban. Dans son poème adressé aux habitants de Bcharré dont le chef était acquis à la cause monophysite, il fait référence aux Éthiopiens lorsqu’il écrit que "l’hérétique a la peau noire". Il rappelle aussitôt que celui-ci est excommunié par les papes. Puis, en bon franciscain et défenseur de la doctrine chalcédonienne, il fustige Bcharré qui "a aimé un loup errant dont la couleur est noire".

Dans d’autres passages, Barcleius réfute l’idée propagée au Liban selon laquelle le salut des chrétiens viendrait d’Éthiopie. Il remet en cause le Kebra Nagast qui glorifie les négus en faisant d’eux les potentiels libérateurs de la Terre sainte. Car l’évêque maronite associe les Éthiopiens à l’hérésie monophysite et n’accepte le salut que des Francs, défenseurs de la vraie foi chalcédonienne et romaine.

La croix éthiopienne de Mar-Assia de Hasroun. Speleorient n°1 photo Badr Jabbour-Gedeon

Saint-Jean de Hadchit

Les moines éthiopiens ont habité trois monastères troglodytiques dans la vallée de Qadicha. À Saint-Jacques (Mor Yaacouv) sous Ehden et à Saint-Jean (Mor Youhanon) sous Hadchit, est venue s’ajouter en 1992, la découverte de Saint-Assia (Mor Ossio) sous Hasroun.

Saint-Jacques d’Ehden est principalement connu grâce au manuscrit du patriarche Estéphanos Douaihy. C’est aussi le cas de Saint-Jean de Hadchit. Mais celui-ci possède en plus des traces concrètes, dont une fresque rupestre assez fruste, de facture indéniablement éthiopienne.

Malgré son état de détérioration, cette fresque révèle une croix à motifs en zigzag, une croix de procession fort en usage en Éthiopie, une gazelle ou oryx, la moitié d’un quadrupède non identifié, et enfin une créature cornue énigmatique.

L’inscription guèze de l’ermitage troglodytique de Mar-Assia de Hasroun. Speleorient n°1 photo Hani Abdulnour

Saint-Assia de Hasroun

Saint-Assia, en syriaque Ossio (le médecin), correspond à Panteleimon chez les Grecs, et fait partie des neuf saints vénérés en Éthiopie. C’est son monastère sous Hasroun qui a fourni pour la première fois la preuve irréfutable de la présence d’Éthiopiens dans la Qadicha. Son inscription guèze n’a plus laissé le moindre doute sur l’origine africaine de ces moines.

Saint-Assia de Hasroun est composé d’une grotte qui abrite une chapelle double. Les absides sont voûtées et situées vers la bouche de la caverne, alors que l’accès aux deux nefs se fait par le fond ténébreux.

Dans l’abside de gauche se trouvent, en face à face, un fragment de fresque et une inscription syriaque indéchiffrable. La fresque représente deux cavaliers dont probablement saint Georges muni de sa lance. Le dragon en dessous aurait disparu avec la chute de l’enduit. Les deux personnages avec leurs chevaux sont d’une facture africaine. Peints en ocre rouge et fort stylisés, ils rappellent les figures rougeâtres de la fresque de Saint-Jean à Hadchit.

Deux croix à composition en losange. À gauche: croix éthiopienne de procession en cuivre avec extrémités en oiseaux. XIXe siècle. Photo Bibliothèque-musée Bar-Julius Liban. À droite: manuscrit syriaque de la bibliothèque nationale de Paris. Bibl. Nat. Syr. 70. Photo Jules Leroy.

L’inscription guèze de Mar-Assia

Dans l’abside de droite adossée à la paroi naturelle, se trouvent aussi, en face à face, d’un côté l’inscription guèze et une croix éthiopienne, et de l’autre une croix inscrite dans un cercle. Le tout est, une fois de plus, exécuté avec la peinture rougeâtre que l’on retrouve au Liban dans les inscriptions syriaques, grecques et phéniciennes.

Le sens de l’inscription se devine malgré sa détérioration. Pierre Jacob pense y reconnaître le Pater en langue guèze. Les derniers mots se lisent la ‘alma ‘ala, ce qui correspond au syriaque l ’olam ‘olmin (pour les siècles des siècles).

La croix près de l’inscription est typiquement éthiopienne, en ce que chacune de ses branches se termine par une croix. Ce phénomène peut se démultiplier comme dans les croix de procession en cuivre ou en argent et qui se terminent en une multitude d’oiseaux. La croix, masqal en éthiopien, s’inscrit généralement dans un losange, rappelant le modèle syriaque.

Ce signe fait l’objet d’une vénération particulière en Éthiopie comme au Liban, où le jour de sa fête, le ciel nocturne s’embrase de croix de feu et de lumière. Elles sont élevées sur les toits et les montagnes pour commémorer le bûcher allumé par l’impératrice Hélène au IVe siècle.