©Agora de Palmyre (Syrie)
Les troubles qui ont suivi la «mort de Nahel» en France posent, au-delà de la sociologie de l’immigration, la question de l’espace public et de son rapport au pluralisme religieux. Est-il neutre, excluant toute référence religieuse? Ou bien est-il indifférent, incluant de manière harmonieuse tous les référents religieux des sociétés qui y vivent, et qui y exercent, en toute légitimité, ce «droit à la ville» évoqué par Henri Lefebvre? La question de l’espace public est au cœur de la crise libanaise, à l’heure où certains souhaitent «fédéraliser» le pays, non pas au sens de «fédérer» pour mieux rassembler, et renforcer ainsi l’unité politique, mais au sens de fragmenter cette dernière et segmenter l’espace public selon des référents identitaires religieux.
Certains ont vu dans les insurrections françaises, et les actes de vandalisme qui suivirent, une revendication violente du «droit à la ville», notion conceptualisée par le sociologue Henri Lefebvre en 1972. D’autres ont cru percevoir un relent des anciennes guerres de religion qui ravagèrent l’Europe aux XVIᵉ et XVIIᵉ siècles. Cette fois-ci, ce ne sont pas deux branches rivales de la même religion qui se font face, mais deux conceptions opposées du rapport entre le religieux et le politique. D’une part, l’espace public de la laïcité française, totalement neutre par rapport au religieux. D’autre part, un espace public non sécularisé, celui des sociétés musulmanes de l’immigration, totalement étanche à toute forme de sécularisation et de laïcité. On oublie cependant que l’Islam est une religion civique, qui rappelle quelque peu l’antique «religio romana». Peut-on demander à une religion civique, qui ne distingue pas en son sein un kleros (clergé) et un laos (peuple des fidèles), d’adopter une vision de neutralité absolue de l’espace public et de l’État? Les tensions qui apparaissent ainsi dans les sociétés modernes, diversifiées et pluralistes, sont un des plus grands défis adressés à nos démocraties. Le Liban, dans ce contexte, est un terrain fertile d’observation des ravages qu’un tel face-à-face entraîne au sein de l’espace public. On y voit une confrontation entre deux principaux camps concurrents cherchant à imposer une certaine définition du vivre-ensemble. Il ne s’agit pas d’un camp musulman contre un camp chrétien; mais d’un camp de la modernité sécularisée face à celui des sociétés traditionnelles où la Loi est concurrencée par la coutume, héritée de traditions religieuses diverses. L’État libanais est, constitutionnellement parlant, laïque. Par contre, l’espace public libanais est loin d’être religieusement neutre, comme l’affirme la loi française de 1905 sur la séparation de l’État et des églises.
En France, la notion de neutralité de l’espace public, suppose ce dernier absolument dépourvu de toute symbolique religieuse. La République est garante d’une relation directe et immédiate entre chaque citoyen et l’État. Toute attache intermédiaire et toute relation indirecte mettent en danger ce privilège du citoyen et son «droit à la ville». Dès lors, tout signe religieux, exhibé dans l’espace public, remet en cause l’allégeance à l’État. Les monuments et les pratiques religieuses, historiquement présents depuis des siècles au sein de la réalité nationale, ont été intégrés et ne sont plus perçus comme «extérieurs». Tel n’est pas le cas des mêmes signes de minorités récentes qui suscitent, parfois, une animosité virulente.
Place des Martyrs l'agora de Beyrouth - Espace public "indifférent" et non "neutre"
Le point de vue américain sur ces questions est diamétralement opposé. La conception ethnique de la nation valorise, aux États-Unis, les intermédiaires culturels ou religieux, au point que la non-appartenance à une communauté de base peut paraître suspecte. À la limite, on n’est réellement un bon citoyen américain que dans la mesure «où on appartient à une ou plusieurs communautés intermédiaires» (A. Zambiras).
Au Liban, les choses sont encore différentes. Nul ne peut être libanais que dans la mesure où il relève de l’une ou l’autre des 18 communautés religieuses historiques, dont les lois coutumières régissent l’ensemble des questions du statut personnel de l’individu. Comment peut-on, dès lors, concevoir un espace public libanais «neutre», à la française, alors qu’il n’est même pas «indifférent» comme celui des États-Unis?
Au milieu de la crise libanaise actuelle, la question de l’espace public est mise en sourdine par les tenants des propositions dites fédéralistes. Que souhaite-t-on fédérer? Le sol national de 10.452 km²? Ou bien les groupes religieux sur base identitaire? Les protagonistes de l’idée fédéraliste ne semblent pas se soucier de fédérer pour mieux rassembler, mais plutôt de fragmenter l’espace public en territoires de pouvoir en fonction de l’identité du groupe religieux. Si telle est la réalité de leurs propositions, ceci ne s’appelle pas une fédération ou une confédération, selon le modèle suisse qu’ils souhaitent imiter. Cela s’appelle plutôt un système de ghettos identitaires où risque de dominer l’arbitraire des dictatures tribales et claniques.
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