Les scriptoria médiévaux du Mont-Liban (1/3)

La littérature médiévale du Mont-Liban était celle des échanges et de l’ouverture, non seulement entre les communautés de la montagne, mais entre les provinces les plus éloignées de l’Orient. Les manuscrits voyageaient entre le Tour-Levnon (Mont-Liban) et le Tour-Abdin, en passant par Mabboug, Nisibe, Mardine, Édesse et Diyarbakir, parfois même jusqu’au désert égyptien.
Au Moyen Âge, les monastères du Liban et de la Haute Mésopotamie foisonnaient de scriptoria où étaient produits, parfois aussi enluminés, des milliers de manuscrits. À cet art de l’écriture et de la miniature, est venu s’ajouter, sous les Francs, une profusion de fresques à inscriptions syriaques ornant les églises, les grottes et les chapelles. Les centaines de moines qui habitaient ces monastères et ermitages des vallées se partageaient entre chalcédoniens (les maronites et les roums) et monophysites1 (les jacobites).
Scriptorium de l’abbaye d’Echternach représenté dans le «Livre des péricopes» d’Henri II 1002-1012 AD. ©Wikimedia
Une culture commune
Alors que les roums avaient intégré la liturgie en langue grecque, maronites et jacobites, bien que divergeant sur le volet de la foi chalcédonienne, pratiquaient la même langue liturgique et le même rite syriaque. Moins citadins que les roums, ils partageaient la même affinité de montagnards et les mêmes références culturelles. C’est donc ensemble qu’ils allaient écrire, enluminer, peindre et bâtir. Alors que dans les domaines de l’architecture et des fresques, ils se retrouvaient en osmose avec les Francs et les roums, c’est dans le domaine de la littérature que leur collaboration allait porter les fruits de leur particularité créative.
Les jacobites, ouverts sur les riches monastères de la Haute Mésopotamie, de Mardine à Hah, et de Ninive à Diyarbakir, jouissaient d’une avancée culturelle notable par rapport à leurs voisins maronites concentrés sur le Mont-Liban. Ils disposaient du plus grand nombre d’intellectuels et d’écrivains tels que Grégorios Bar Hebraeus, son frères Bar Sauma, Dionysios Bar Salibi, Yaacouv Bar Shakako et leur patriarche Michel le Grand. Jusqu’à la fondation du Collège maronite de Rome, c’étaient les scribes majoritairement jacobites qui fournissaient les bibliothèques des couvents à travers la montagne.
Dans son article sur le Rite maronite, le père Mikhael Raggi soulignait leur profonde influence sur sa communauté. «Les Jacobites, disait-il, et parmi eux des moines savants, envahirent les monastères et les églises, voire même le pays tout entier, de leurs manuscrits rituels et autres. Et leurs scribes se mirent à composer les livres pour le compte des maronites. Et ces derniers étaient ébahis par les apparences en termes de science et d’art.» Et lorsque les maronites «aperçurent la pauvreté de leur communauté par rapport aux jacobites», écrivait-il encore, ils leur ont emprunté leurs livres rituels et canoniques en y apportant les modifications indispensables afin de les rendre conformes à leurs rites et au dogme chalcédonien.
La Qadicha avec ses nombreuses cavités aménagées en monastères. ©Amine Jules Iskandar
Les influences jacobites
Dans cette atmosphère résolument œcuménique, les frontières s’effaçaient entre les différentes communautés au cœur d’une littérature commune, tantôt dans une même bibliothèque, tantôt au sein d’un même ouvrage. Le manuscrit maronite des Anaphores, Vat. Syr. 29, à titre d’exemple, composé à Chypre en 1846 des Grecs (1535 AD), avait été constitué à partir des anaphores des trois évêques non-chalcédoniens Eliezer Bar Savta de Bagdad, Maruta de Tikrite et Thomas de Maraache. À ces trois anaphores, avait été adjointe celle du patriarche maronite saint Jean Maron.
Maronites et jacobites, faisant pareillement partie de l’ensemble syriaque occidental, leurs livres circulaient indifféremment entre leurs églises et monastères, du Tour-Abdin au Tour-Levnon (Mont-Liban) et vice versa, sans distinction aucune. Ainsi, le Synaxaire des Saints Pères d’Omid (aujourd’hui Diyarbakir) avait été composé en 1415 à Aqoura dans le Mont-Liban. L’évêque jacobite Maruta Pierre allait l’acheter au dix-neuvième siècle au prêtre maronite Joseph Charbel alors que cet ouvrage était à l’origine jacobite. Nous y lisons en effet:

«Ce livre synaxaire des Saints pères… est la propriété éternelle de l’église Saint-Pierre du village de Ain-Qoura (Aqoura) près de Yanouh… Il a été écrit par le pêcheur rabban Serge, fils du diacre Bar Sauma, fils du prêtre Siméon de la famille Zwein, le 25 mars de l’an 1726 d’Alexandre le Macédonien (1415 AD). Au temps de nos pères: notre père et couronne, le respectable Mor Ignatios Behnam, patriarche syriaque d’Antioche, Mor Dioscorus Behnam, maphrien de l’Orient, et Mor Philoxinos, évêque de Hardin la bénite… Il fut offert pour l’âme de sa mère Shmona, épouse du diacre Bar Sauma Zwein…» (manuscrit 34 de la bibliothèque syriaque de Diyarbakir).
Le qualificatif de «syriaque» tout court signifiait «jacobite», car le patriarche maronite était désigné par «patriarche du Liban». C’est ainsi que nous décelons l’origine jacobite de cet ouvrage. De plus, le colophon cite un «maphrien» qui est un titre propre aux jacobites, correspondant à un archevêque.
Clocher dans une grotte de la Qadicha. ©Amine Jules Iskandar
Œcuménisme entre Syriaques occidentaux
Parfois, le colophon ne se contente plus d’une simple référence à l’un ou l’autre des deux patriarches. Il mentionne les deux à la fois, révélant l’esprit d’œcuménisme entre ces deux composantes syriaques occidentales. C’est le cas du manuscrit 115 de la bibliothèque patriarcale de Bkerké, composé par le prêtre jacobite Jean de Hadchit. Il y est précisé qu’il «fut achevé en l’an 1812 des Grecs (1501 AD), le 4 mars, au temps du patriarche du Mont-Liban, Mor Pierre, et du patriarche d’Orient, le patriarche des Syriaques, Mor Noah. Il fut écrit par l’humble pêcheur… Yohanon (Jean)… de Hadchit la bénite dans le Mont-Liban béni… Et ce livre concerne saint Jean dans les terres de Hadchit».
Le patriarche jacobite est donc désigné dans cette note par «patriarche d’Orient» et «des syriaques» alors que le maronite, en l’occurrence Siméon Pierre fils de David de Hadat (1492-1524), est nommé «patriarche du Mont-Liban».
Ce même scribe jacobite, Jean de Hadchit, était également l’auteur de l’évangéliaire de l’église maronite de Baalbek qu’il a copié en l’an 1803 des Grecs (1492 AD).
Considérons aussi le plus important manuscrit maronite, le Codex Rabulensis ou Laur. Plut. I. 56. Il avait été composé en 897 d’Alexandre (586 AD) par des Syriaques occidentaux avant leur séparation en églises distinctes. Ou encore le livre des Quatre Évangiles (Laur. III), traduit à Mabboug en 819 d’Alexandre (508 AD), terminé à Édesse en 1068 d’Alexandre (757 AD), puis conservé dans la Qadicha avant de passer à la Bibliothèque médicéenne laurentienne de Florence. Nous y lisons à la page 30: «Ce livre appartient à Notre Dame, au monastère de Qannoubine.»
La littérature médiévale du Mont-Liban était celle des échanges et de l’ouverture, non seulement entre les communautés de la montagne, mais entre les provinces les plus éloignées de l’Orient. Les manuscrits voyageaient entre le Tour-Abdin et le Tour-Levnon (Mont-Liban), en passant par Mabboug, Nisibe, Mardine, Édesse et Diyarbakir, parfois même jusqu’au désert égyptien.
1- Au XXIᵉ siècle, le terme utilisé pour désigner les jacobites est le miaphysisme au lieu de monophysisme.
Commentaires
  • Aucun commentaire