Les scriptoria médiévaux du Mont-Liban (2/3)
Les scriptoria médiévaux assuraient des lieux de rencontres et d’échanges culturels précieux lorsque moines, scribes et copistes, venus des diocèses les plus éloignés, se penchaient sur les mêmes manuscrits pour rédiger ou copier ensemble. Certains manuscrits syriaques citaient à la fois les deux patriarches jacobite et maronite, ne laissant plus de doute sur le travail conjoint des moines de ces deux Églises.
Comme en Europe, les monastères d’Orient faisaient office d’écoles et d’universités. Leur importance était relative à la richesse de leurs bibliothèques, et à la production de leurs scriptoria. Ces derniers assuraient des lieux de rencontres et d’échanges culturels précieux lorsque moines, scribes et copistes, venus des diocèses les plus éloignés, se penchaient sur les mêmes manuscrits pour rédiger ou copier ensemble. Dans le Liban, un livre maronite pouvait ainsi être l’œuvre d’un jacobite*, et réciproquement.
Les scriptoria
L’interaction culturelle maronito-jacobite est démontrée par la littérature, dont deux ouvrages de la bibliothèque Borgia à Rome. Nous y constatons que l’Explication de la messe par l’évêque jacobite d’Omid, Dionysos Bar Salibi (+1171 AD), avait été l’œuvre d’un moine copiste maronite du Liban. En revanche, le Livre de la messe maronite de cette même bibliothèque avait été copié en 1677 par l’évêque jacobite Athanasios de Mardine, aidé d’un scribe maronite anonyme.
Les ouvrages syriaques citant à la fois les deux patriarches jacobite et maronite ne laissent plus de doute sur le travail conjoint des moines de ces deux églises au sein des mêmes scriptoria, parfois aussi sur les mêmes ouvrages. Ils possédaient des églises en commun telles que Mar-Edna et Mar-Georgios à Hardin. Nous trouvons dans chacune d’elles deux autels pour chacune des deux confessions, comme dans les monastères géminés de nos jours où, à Mar-Élias-Chouaya et à l’église de Broumana, coexistent maronites et roums-orthodoxes au sein d’édifices conjoints.
Mais il faudrait imaginer le cas, au Moyen Âge, de deux Églises partageant le même rite et la même langue liturgique. Étant donné leur culture et langue commune, il était normal que maronites et jacobites puissent produire dans les mêmes scriptoria. Cependant, les roums, qui partagent avec les maronites la foi chalcédonienne, devaient sans doute se joindre à eux également lorsqu’ils rédigeaient leurs ouvrages en syriaque ou en garshouné. C’est ce qui est visible dans les collections du monastère roum-catholique du Saint-Sauveur à Joun.
Même la Ehden maronite, la plus farouchement chalcédonienne et opposée au prosélytisme jacobite, était contrainte d’accueillir toute la tradition littéraire syriaque sans discrimination. Or au Moyen Âge, celle-ci était majoritairement jacobite. C’est par conséquent le Livre des mystères (manuscrit Vat. Syr. 170) du maphrien Grégorios Bar Hébraeus qui a été copié à Notre-Dame d’Ehden en 1808 d’Alexandre (1497 AD), sous le patriarche maronite Siméon Pierre, fils de David de Hadat.
Les jacobites dans la Qadicha
La présence incontestable des jacobites dans les villages et monastères de la Qadicha rendait les rencontres et les échanges incontournables. Leur importance à Bsharré ne laisse plus aujourd’hui place au doute.
À l’époque du patriarche maronite Jacques de Hadat (1445-1468), le mqadam (seigneur) de cette ville fut gagné à la cause anti-chalcédonienne des jacobites et emporta dans sa conversion une partie des habitants de Bsharré, de Hardin et de Lehfed. Les jacobites avaient même tenté d’établir un mqadam de leur confession à Lehfed.
Au concile maronite du 16 août 1580, tenu au siège patriarcal de Qannoubine, le patriarche Mikhael Rizzi (1567-1581) avec sept de ses évêques ont reçu les représentants du patriarche jacobite avec, à leur tête, l’évêque de Hardin. Ces faits ne se reproduiront plus après l’ouverture du Collège maronite de Rome en 1584. De plus, à partir de cette date, les maronites auront moins besoin des jacobites, car ils allaient développer à Rome leur propre pléthore d’intellectuels. Les conditions du Moyen Âge allaient s’inverser et c’est l’Église maronite qui allait, dès lors, prendre la tête du développement intellectuel parmi les Églises syriaques.
Les deux absides d’une église troglodytique géminée à Hardin. ©Amine Jules Iskandar
La rupture

Soupçonné d’hérésie, le patriarche maronite Luca de Bnohra (1283-1300?) a été déchu et remplacé par Jérémie de Dmalça avec le soutien du comte Bohémond VII de Tripoli. Luca sera sévèrement critiqué par l’évêque maronite de Chypre, Gabriel Barcleius (1450-1516), pour avoir, paraît-il, refusé de recevoir les envoyés du pape, venus condamner les jacobites. Barcleius va jusqu'à l’accuser de monophysisme.
Dès l’époque des États latins (XIIᵉ-XIIIᵉ siècles), les maronites, se justifiant devant les accusations romaines, rejetèrent toute forme d’hérésie (notamment monothélite) et défendirent leur perpétuelle orthodoxie. Cette thèse allait s’intensifier sous les Mamelouks (XIVᵉ-XVᵉ siècles) avec l’arrivée des premiers missionnaires latins, et au XVIᵉ siècle avec les inquisiteurs romains. Puis, elle sera encore plus soutenue aux XVIIᵉ-XVIIIᵉ siècles avec la publication des ouvrages académiques par le Collège maronite de Rome. Mais en même temps, les arguments avancés par les maronites pour justifier les extraits jugés hérétiques (monophysites) dans leurs manuscrits, ne font que remettre en évidence le degré d’interaction dont ils jouissaient avec leurs frères jacobites. Selon le savant maronite Faustus Nairon (1628-1708), voici ce qu’écrivait le patriarche Sarguis Rizzi (1581-1597) au cardinal Carafa le 15 août 1583: «Certaines personnes vous ont écrit qu’il existe dans nos livres quelques paroles contraires à la Sainte Église principale (catholique). Or, nous n’admettons que ce qu’admet la Sainte Église. Et ce qui existe dans certaines copies aurait pu être introduit dans les livres des maronites par les communautés vivant parmi nous depuis des temps forts anciens.» (cité par l’évêque Joseph Debs)
Monastère médiéval Saint-Jacques sur la Qadicha anciennement jacobite. ©Amine Jules Iskandar
L’expulsion
À l’époque mamelouke, sous l’influence des missionnaires latins, c’est Gabriel Barcleius, évêque maronite de Chypre (1507-1516) qui allait initier une confrontation avec les jacobites. Lui-même franciscain, élève du Belge flamand Fra Gryphon et formé à Rome, il a œuvré pour la latinisation de son Église et sa purification de tout ce qui était considéré hérétique par le Saint-Siège. Barcleius n’était que le premier des maronites formés à Rome, car il y en aura beaucoup d’autres et l’influence du Vatican sera de plus en plus croissante, apportant avec elle la prospérité intellectuelle, certes, mais aussi parfois une forme de perdition de l’héritage.
La chasse aux jacobites ne s’est malheureusement pas limitée aux livres, car, vers la fin du XVᵉ siècle, les choses allaient s’envenimer. L’expulsion des monophysites éthiopiens hors du Liban avait provoqué le mécontentement de Abdel-Meneém, le mqadam de Bsharré, qui était passé à la confession jacobite. Il a menacé les Éhdéniotes responsables de cette déportation, et s’est allié à des «musulmans de Danié dans l’intention de les agresser», nous dit le patriarche Estéphanos Douaihy.
«Après avoir exhorté Notre-Dame-du-Fort, les maronites d’Éhden fondirent sur l’ennemi» au pied de leur village, à Toula, nous dit encore le patriarche. La défaite de Abdel-Meneém a été terrible, faisant un grand nombre de morts et poussant les combattants et les moines jacobites à fuir. Certains sont allés rejoindre les Éthiopiens dans le désert du Nebeck. D’autres ont choisi de se réfugier dans leur fief historique de Hardin, tandis qu’une partie s’installait à Tripoli ou préférait s’exiler à Chypre. C’est à cette époque que, s’étant retrouvées dépourvues de clergé, les populations jacobites du Liban seraient passées à l’Église maronite, avec leurs paroisses et leurs monastères.
Dans son style poétique de zajal, Gabriel Barcleius dira de ce mqadam: «Et Maron était de lui haï – Et sa foi lui était refusée – Et Jacques en son cœur habitait.»
Il faudra attendre le XIXᵉ siècle pour que les relations avec les jacobites puissent retrouver une certaine normalité. Ainsi, le prince Bachir II le Grand (1795-1840) s’était personnellement intéressé au cas des églises jacobites du Liban. Ce fut notamment le cas de Notre-Dame-de-la-Cour à Tripoli au sujet de laquelle le prince a entretenu une correspondance avec l’évêque jacobite Antonios de Diyarbakir ainsi qu’avec le patriarche maronite Jean Hélou (1809-1823). Dès cette époque, l’Église maronite cherchera à aider les communautés syriaques et arméniennes, surtout après le génocide de la Première Guerre mondiale.
* Les jacobites sont des Syriaques occidentaux, comme les maronites. Cependant, les maronites sont chalcédoniens alors que les jacobites sont miaphysites. Ils sont aujourd’hui appelés Syriaques orthodoxes.
Monastère médiéval maronite à Mayfouq. ©Amine Jules Iskandar
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