La ratonnade lancée par la bande en noir contre un show "queer" à Beyrouth, prouve l’appauvrissement de toute pensée politique. L’opinion publique s’avère incapable de penser la contradiction, la rivalité conflictuelle, voire de désigner un ennemi politique éventuel. Chauffée à blanc par les inquisiteurs de l’ordre puritain établi, elle se laisse divertir sur les sentiers d’une battue générale contre un ennemi moral réduit à sa seule dimension sexuelle. L’ennemi est désigné; le bouc émissaire est reconnu. Une telle fuite dans la morale est la signature que le politique est bel et bien mort au Liban, et qu’il faudra du temps pour le réveiller sous les décombres de l’État de droit.

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Dans son essai "Qui est l’ennemi", publié aux Éditions du Cerf en 2016, Jean-Yves Le Drian affirme : "L’ennemi est pour nous une menace qui se concrétise". Cette menace implique un face-à-face destructeur qui a pour enjeu la survie des parties en conflit. Explicitant sa pensée, il identifie deux catégories d’ennemi, indépendamment des références aux présupposés westphaliens de l’État moderne aux frontières inviolables. À l’intérieur de ces frontières, la seule évocation d’un ennemi provoque l’effroi. " Admettre l’ennemi intérieur revient à mettre en péril l’État et son monopole de la violence" (J. Beauchard).

Faisant référence à Daech, figure emblématique de l’ennemi en 2016, Jean Yves Le Drian précise que, pour la France, "Daech est un ennemi conjoncturel explicitement lié à la menace qu’il exerce sur nous. Du point de vue de Daech, nous faisons partie des ennemis structurels: c’est ce que nous représentons et ce que nous sommes, qui doit être détruit" (J. Beauchard). On voit bien ici l’asymétrie de ce type de confrontation. D’un côté, l’État de droit nomme et indique son ennemi comme étant un danger objectif, matériel, celui d’un réseau transnational qu’il faut abattre. Par contre, l’adversaire essentialise son ennemi. Il est pure mécréance qui appartient à l’univers judéo-croisé. Peu lui importe qu’il soit organisé en État de droit. Cette notion lui demeure totalement étrangère.
Les considérations qui précèdent peuvent servir de grille de lecture afin de comprendre la campagne actuelle de puritanisme violent qui s’abat sur le Liban. Certes, dans un monde globalisé, ce malheureux pays se laisse, à son corps défendant, saisir par les batailles américaines sur le wokisme et les questions LGBTQ+. La gender culture anglo-américaine n’est pas encore intégrée comme catégorie culturelle par les esprits du Levant.

Ce qui distingue le Liban, c’est l’absence de l’État de droit. Il a été démantelé par la mainmise de la milice du Parti de Dieu, ou Hezbollah. Comme substitut, on voit les autorités confessionnelles jouer le garde-fou de la cohésion a minima de la société. Le Hezbollah et ses complices jouent la carte du dialogue à tout prix, en lieu et place des institutions qu’ils ont réduites en poussières. Au milieu de ce chaos surgit, par mimétisme, la crise du film Barbie ainsi que les échos des querelles autour des questions LGBTQ+, sans oublier le projet d’amendement de l’infâme article 534 du Code pénal. Du coup, les autorités confessionnelles montent au créneau et lancent, à tue-tête, leurs anathèmes contre l’immoralité en s’en prenant surtout au choix sexuel des uns et des autres. L’État est aux abonnés absents. Il demeure bouche cousue quand le Parti de Dieu promène son arsenal sur les routes du Liban et va jusqu’à tirer sur la population civile de Kahalé et tuer un résident de cette localité, membre d’un parti chrétien aux ordres du Hezbollah.

Tout le monde s’égosille pour condamner l’immoralité du choix sexuel inverti. C’est lui l’ennemi structurel, à défaut d’ennemi conjoncturel, impossible à identifier par peur de rompre le dialogue et le faux consensus imposé par l’arsenal étranger. Voici l’ennemi à abattre: l’infâme. On viole les droits les plus élémentaires ; on pille, on tue, on trafique mais on demeure inflexible sur les valeurs traditionnelles d’une certaine masculinité. Un intellectuel (R.H.) a cru bon de poster sur Facebook sa condamnation de toute chasse aux sorcières. Un membre du clergé de son église, a cru bon de lui adresser un " voice " aux accents médiévaux, prononçant contre lui la "damnation éternelle et la malédiction du sacerdoce". Ni plus, ni moins. Tous les illuminés puritains, de toutes les confessions, se sont jetés dans la bataille contre l’ennemi strucurel, bientôt suivis par toute une faune où se mêlent la pègre et les catégories glauques de la fachosphère. On en est là.
Chacun veut se faire justice dans son coin et dans son enclos. Sus donc à ce bar où l’immoralité avait organisé un show. Une bande de gros bras, tout de noir vêtus comme les Chemises-Noires de Mussolini, arborant des croix bien visibles, sont donc tombés à bras raccourcis, au nom du Christ, sur les représentants de l’infamie, plus dangereux que tout l’arsenal du Hezbollah braqué sur la population civile. Ces fiers-à-bras, aux biceps gonflés, avaient-ils peur d’être contaminés par le mal?
On aurait aimé penser que cet ennemi commun induira un consensus suffisant pour refaire l’unité politique. Peine perdue. Les forces sectaires ont démontré, encore une fois, que l’ennemi de mon ennemi n’est pas nécessairement mon ami. En l’absence de l’État, le désordre règne, c’est la guerre de tous contre tous. Aux braves soldats chrétiens du Seigneur, qui se moquent du politique et qui ont fait vœu d’éradiquer l’infamie et l’immoralité par la violence, il est bon de rappeler cette réflexion de Mgr Georges Khodr : "Le Seigneur des armées est mort quand le Christ fut cloué sur la croix".

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