Le projet politique du Hezbollah a atteint son apogée en 2016, avec l’élection du général Michel Aoun à la présidence de la République à l’issue d’un " compromis présidentiel " cautionné par la plupart des ennemis d’hier au sein des forces du 14 Mars. L’élection de M. Aoun consacrait une " victoire " stratégique remportée par le Hezbollah dix ans après la fin de la guerre de 2006, au terme de laquelle ce dernier s’est tourné vers l’intérieur libanais.

Les assassinats politiques se sont poursuivis, ainsi que les provocations sécuritaires dans les quartiers mixtes de Beyrouth et dans certaines régions. Le Hezbollah a utilisé l’arme de la rue et de la sécurité dans sa dimension criminelle pour construire son projet politique, ce qui a mené à la chute du gouvernement de Saad Hariri en 2011 et son remplacement par un gouvernement, qualifié à l’époque de " monochrome " et présidé par Nagib Mikati.

Entre 2011 et 2014, le Hezbollah s’est pleinement impliqué dans la guerre en Syrie dans le cadre du projet expansionniste régional de l’Iran et a dépêché des milliers de combattants sur les fronts pour épauler le régime de Bachar el-Assad et prévenir sa chute. Tout cela au prix de dizaines de milliers de victimes syriennes, dont le Hezbollah aurait causé la mort ou blessé, ou dont il aurait détruit les maisons, quartiers, villages et villes.

Avec la poursuite des assassinats et des pressions sécuritaires criminelles contre les opposants du parti précité, ce dernier a arraché une " trêve " à ses adversaires, qualifiée par Saad Hariri de " liaison de contentieux ", qui a abouti à un accord pour former un gouvernement de coalition présidé cinq ans durant par Tammam Salam. Pour la première fois depuis 2011, ce gouvernement a réuni sous sa bannière le Hezbollah et ses opposants. La " liaison de contentieux " a permis l’arrêt des assassinats après la liquidation du général Wissam el-Hassan, chef des renseignements des Forces de sécurité intérieure, organe considéré comme proche du 14 Mars, et de l’ancien conseiller de Saad Hariri pour les affaires extérieures, l’ancien ministre et ambassadeur Mohammad Chatah. Ce dernier a été tué fin 2013, ouvrant la voie à la " trêve " exploitée par le Hezbollah pour effectuer des avancées majeures au sein de l’administration libanaise et du système politique traditionnel libanais. Le parti a ainsi obtenu une carte très précieuse lui garantissant une couverture libanaise diversifiée, grâce à la " trêve " mise en place et aux réunions de " dialogue " arrachées au courant du Futur. Le Hezbollah a senti que la force militaire et les atteintes à la sécurité avaient commencé à porter leurs fruits en politique. Avec le gouvernement de la " liaison de contentieux ", le Hezbollah a commencé à traduire la force de ses armes et la pression sécuritaire en gains politiques progressifs.

Le succès du Hezbollah à propulser Michel Aoun à la présidence de la République constitue sans doute sa réalisation la plus importante depuis une décennie, si bien que les dirigeants des Gardiens de la révolution en Iran ont célébré cet avènement. Ce moment a véritablement constitué le paroxysme de la force pour le parti, en dépit du fait que l’accession de M. Aoun au pouvoir n’a été rendue possible que grâce au " compromis présidentiel " et à " l’entente de Meerab ", les opposants au Hezbollah prenant part au mandat de Aoun en tant que partenaires au pouvoir. Naturellement, les apparences laissaient présumer une espèce d’équilibre des forces entre le Hezbollah et ses alliés d’une part, et ses anciens opposants qui ont pris part au compromis d’autre part.

Cependant, la réalité était toute autre. Loin et de prendre ses distances du Hezbollah, en échange du compromis qui a mené à son élection, et de se recentrer sur l’échiquier politique libanais, Michel Aoun s’est plutôt cramponné à l’alliance de Mar Mikhaël, en s’alignant presque totalement sur le parti pro-iranien. Cette absence d’équilibre entre les deux camps du " compromis présidentiel " a permis au Hezbollah d’étendre son pouvoir sur les ressources du gouvernement et de contrôler progressivement la décision souveraine du Liban, notamment à la suite des législatives 2018 qui ont, selon les déclarations du général Qassem Soleimani, chef de la brigade al-Qods en Iran, octroyé à Téhéran une majorité de 75 sièges au Parlement libanais, ce qui s’est reflété par la suite dans la composition du gouvernement de Saad Hariri, où le Hezbollah et ses alliés ont occupé les deux-tiers des portefeuilles.

En octobre 2019, une révolution populaire et spontanée a éclaté à la suite de la tension qui enflait dans les rangs de citoyens ordinaires, en colère en raison de la propagation de la corruption dans les institutions étatiques, la mauvaise gouvernance et l’absence d’éthique de la plupart des dirigeants politiques au pouvoir. La révolution du 17 octobre a été un camouflet pour l’ensemble de la classe politique mais aussi pour le Hezbollah, devenu le " parrain " de la classe dirigeante qui lui a fourni une assise légitime derrière laquelle il s’est abrité pour poursuivre sa mise en œuvre de l’agenda iranien à partir du Liban. D’autant que cette légitimité a été acquise grâce à un accord non déclaré qui consiste à offrir une couverture légitime et accepter le contrôle du Hezbollah sur les décisions souveraines, en échange de gains de pouvoir, d’affaires et d’argent.

La révolution du 17 octobre a changé la donne, dans la mesure où les citoyens qui ont investi la rue étaient des citoyens naturellement opposés au Hezbollah. La révolution a brisé beaucoup de tabous et s’en est pris moralement à des dirigeants politiques à l’instar du gendre du président de la République Gebran Bassil, du président du Parlement, Nabih Berry, allant même jusqu’à écorner le Hezbollah et son chef, Hassan Nasrallah. Les portraits des dirigeants politiques accusés de corruption au sens large du terme ont été affichés dans les rues du centre-ville de Beyrouth. Des balais ont été brandi face à ces derniers, y compris Hassan Nasrallah, lequel constituait pourtant auparavant une source de terreur. Le mur de la peur est tombé. La classe politique s’est effondrée moralement. Cependant, elle a résisté dans le jeu des institutions grâce au concours du Hezbollah, qui n’a pas hésité de descendre dans la rue pour s’attaquer aux manifestants pacifiques.

L’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, pourrait constituer l’étape la plus révélatrice du vaste changement d’attitude à l’égard du Hezbollah. L’explosion a eu lieu sous le gouvernement du professeur d’université Hassan Diab. Le gouvernement, taxé de " cabinet du Hezbollah ", s’est effondré après l’explosion et a emporté avec lui l’équation dominante selon laquelle Michel Aoun traduisait symboliquement une certaine conscience collective chrétienne. Hassan Nasrallah a disposé dès lors de moins de marge de manœuvre dans sa gestion du jeu libanais, et sa possibilité de former un gouvernement auquel il puisse prendre part naturellement s’est retrouvée neutralisée. La colère accumulée en raison du contrôle du Hezbollah de la décision souveraine du Liban et de sa mainmise sur les institutions étatiques, de la présidence de la République au gouvernement en passant par le Parlement – couplée à la cabale du parti contre le juge d’instruction en charge de l’enquête sur le crime du port afin de torpiller l’enquête – a fini par ébranler un pilier de la protection du Hezbollah au Liban. Après avoir fourni durant de longues années une couverture chrétienne et nationale au Hezbollah, Michel Aoun s’est retrouvé cerné de toutes parts par l’opinion publique chrétienne. Les signes d’effondrement dans les rangs de son courant politique sont désormais manifestes, ce qui n’est pas sans fragiliser la couverture du Hezbollah. Les événements de Tayyouné et la tentative des partisans du tandem chiite de pénétrer de force dans des quartiers chrétiens a porté dans ce sens le coup de grâce à la relation du Hezbollah avec la composante chrétienne au Liban.

Si l’on ajoute à ce qui précède les crises successives générées par le Hezbollah entre le Liban et les pays du Golfe, au premier rang desquels l’Arabie saoudite, et maintenant les Émirats arabes unis, à l’une des étapes économiques les plus difficiles de l’histoire du pays du Cèdre, l’on peut dire que le poids du Hezbollah et le coût faramineux de son contrôle des institutions libanaises officielles et de son utilisation du Liban comme plateforme pour s’en prendre aux pays du Golfe ont provoqué un changement majeur et profond au sein de l’opinion publique à son sujet. Les Libanais (y compris une partie de la communauté chiite) ont commencé à prendre ouvertement position selon laquelle la nature du Hezbollah, son rôle régional et son objectif de traduire sa supériorité militaire et sécuritaire en gains au sein du régime et dans la vie politique sont fort coûteux et font planer un danger imminent sur le Liban, voire l’idée même de ce pays. Si bien qu’il est désormais difficile de se taire et de se soumettre à lui, quel que soit le prix à payer.

Un grand changement s’est opéré sur la scène libanaise, reflété par le comportement du Hezbollah, qui agit désormais comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, brisant tout autour de lui. Plus important encore est que, par rapport à la capacité du Hezbollah mentionnée précédemment, il sera de plus en plus difficile pour lui de traduire son surplus de force militaire sur le terrain politique. Laquelle puissance militaire, soit dit en passant, n’a plus confronté Israël depuis 2006, mais a plutôt réduit son espace d’intervention à la Syrie, l’Irak, le Yémen et les pays du Golfe.

En bref, la majorité des Libanais est lasse du Hezbollah. Reste à voir cette lassitude se traduire dans les urnes pour que le nouveau Parlement soit contrôlé par une coalition de souverainistes regroupant des personnalités, des forces politiques, des partis et la société civile!