Dans une série d’articles précédents, il a été question de divulguer quelques éléments de réponse sur l’origine des ressources dont bénéficient les partis politiques libanais pour financer leur quotidien. Il ne s’agissait évidemment que de la partie émergée d’un iceberg aux confins tentaculaires, mais il est ressorti de cette enquête le caractère particulièrement nébuleux du financement de ces principaux partis. D’où le souhait de l’équipe d’Ici Beyrouth d’enquêter sur les règles en vigueur à ce sujet, tout en étant pleinement consciente que même si ces règles venaient à exister, le véritable problème résiderait dans leur non-application. Car ce dernier point n’occulte pas la nécessité de se pencher sur la question de l’existence de ces textes de loi, notamment au regard de l’exigence de transparence du peuple, accrue depuis la Révolution du 17 octobre et consistant surtout en une volonté de faire répondre les dirigeants de leurs actes.

Les partis politiques libanais sont-ils, au moins sur le plan de la loi, limités dans leurs dépenses ? Sont-ils tenus de rendre leurs comptes publics ou de les déclarer ? Existe-t-il des moyens de sanctionner les abus éventuels qu’ils pourraient commettre ? Autant de questions auxquelles cet article vise à répondre…

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Il convient de préciser une fois de plus que l’article se place en période normale (non-électorale), sur le plan de la vie quotidienne des partis. Et à ce niveau, le premier constat qui doit être fait est l’absence totale d’une loi non seulement sur le financement des partis, mais même sur les partis en général. Ainsi, le sujet est régi principalement par la loi sur les associations qui date de 1909 (et donc de la période ottomane). Cependant, de par leur nature et malgré les lignes qui se brouillent parfois entre les deux au pays du cèdre, les partis sont très différents des associations dans la mesure où l’objectif des premiers est l’accession au pouvoir.

Cette loi qui a le mérite d’être assez libérale n’est donc pas exhaustive à propos des partis et c’est beaucoup plus au sein d’un corpus d’ensemble qu’il faut rechercher les règles à leur appliquer. Ainsi, il est possible de penser aux articles 337 et 338 du Code pénal qui répriment par une peine de prison les membres et dirigeants d’associations " secrètes " ou considérées comme telles. Dans ces articles, il n’est pas question de sociétés secrètes ou de sectes, mais plutôt d’entités qui, sous couvert d’être des associations, s’adonneraient à des actes contrevenant à la loi dont au moins certains seraient secrets. À ce titre, l’on peut penser à un certain nombre de partis qui tomberaient sous le coup de ces dispositions, notamment ceux exerçant des activités paramilitaires dont seuls les dirigeants connaissent avec exactitude les détails. Ces partis encourraient alors la dissolution et la confiscation par l’État de leurs biens ; quant aux individus qui les composent, la prison de 6 mois à 2 ans pour les cadres et dirigeants du parti et une durée de moitié (maximum 1 an) pour les membres réguliers du parti.

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En termes de sanction pourrait également être envisagée la loi numéro 44 du 24 novembre 2015 sur la répression du blanchiment d’argent et du financement du terrorisme. Cette loi semble restreinte, mais elle touche à certains aspects sensibles et malvenus de la vie " politique " libanaise énumérés individuellement dès son article 1, tels que la corruption et l’abus dans la fonction publique, l’évasion fiscale, la contrebande, le terrorisme et les actes qui y sont liés comme l’organisation de groupe milicien ou encore le recrutement et l’entraînement de membres.  Que pense alors la justice du secrétaire général du Hezbollah, lorsqu’il déclare en 2016 dans une même allocution que " les armes et les missiles du Hezbollah viennent de la République islamique d’Iran " et qu’ "aucune loi ne pourra empêcher l’arrivée de l’argent iranien jusqu’à nous "?

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L’obstacle du secret bancaire

Un réflexe non déplacé serait de penser que le secret bancaire, malgré sa grande efficacité au moment de sa mise en place en 1956, représente un obstacle majeur à la régularisation du financement des partis. C’est pour cette raison qu’au moment des élections, la loi électorale de 2017 prévoit la levée du secret bancaire sur les comptes des candidats et de leurs proches, et le contrôle de leurs dépenses par la Commission électorale. En dehors de cette période, le secret bancaire semble demeurer problématique. Néanmoins, il peut être levé dans deux (ou plutôt un) cas de figure résiduels :

– D’abord une loi sur la levée du secret bancaire sur les comptes de personnes publiques a été adoptée en avril 2020 par la Chambre des députés, mais n’a toujours pas vu le jour en raison de son renvoi devant la Chambre par le président de la République. Ce mécanisme n’était de toute façon pas ouvert à tous, car il était restreint à des demandes devant émaner exclusivement de la Commission spéciale d’investigation (présidée par Riad Salamé) ou de la Commission nationale de lutte contre la corruption qui date de 2020 et qui n’a toujours pas été instituée!

– Toutefois, en cas de plainte déposée contre une personne publique, la loi sur l’enrichissement sans cause, amendée en 2020, permet de déroger au secret bancaire.

Toutes ces dispositions, aussi louables et parfois utiles soient-elles, ne réglementent pas le financement de la vie quotidienne des partis. Elles ne les limitent pas dans leurs dépenses, ne rendent pas leurs comptes publics, ni mêmes régulièrement contrôlés comme le sont par exemple les comptes des sociétés privées – alors même que les partis ont une vocation publique. De même, alors qu’une association devrait avoir le droit de recueillir des fonds étrangers, ça ne doit clairement pas être le cas pour un parti politique censé aspirer à représenter les intérêts souverains de la nation.

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La possibilité d’un remède ?

Rizk Zgheib, avocat et maître de conférences à la Faculté de droit et des sciences politiques de l’USJ, a beaucoup contribué à cet article. Interrogé par Ici Beyrouth à propos d’un remède adapté au diagnostic inquiétant que nous avons pu établir dans les articles précédents, il déclare: " Une loi spécifique sur le financement de la vie politique serait optimale, mais ne pêchons pas par excès d’idéalisme dans la mesure où au Liban, la pratique des donations et subventions aux associations, fondations et autres est bien ancrée dans les mœurs ". Et M. Zgheib de poursuivre: " S’il est difficile de prétendre réglementer à l’extrême ce processus, il n’en demeure pas moins que des normes imposant la transparence quant à la source et le montant de ces sommes seraient nécessaires ". C’est dans cette optique que feu l’ancien député de la Békaa, Robert Ghanem, avait présenté une proposition de loi sur les partis politiques, proposition qui est par la suite restée lettre morte. Elle imposait notamment une obligation pour les partis d’avoir un règlement intérieur et de tenir une comptabilité régulière et surveillée par des experts, sans oublier une interdiction pour les partis d’exercer des activités paramilitaires. Il faudrait en tout cas déjà une loi solide, moderne et lucide sur les partis, avec un bon début qui serait d’y incorporer des dispositions claires sur le financement de la vie politique… pour commencer à faire cesser l’impunité à ce niveau. Cette possibilité de remède repose finalement avant tout entre les mains de la justice (et plus précisément du ministère public en la personne des procureurs généraux), qui a longtemps été frileuse et qui l’est aujourd’hui de moins en moins.

Nos remerciements à M. Rizk ZGHEIB pour sa grande contribution à cet article.

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Trois approches internationales du financement de la vie politique