Le financement de la vie politique, y compris ce que l’on désigne souvent sous l’appellation " l’argent politique ", a toujours été un mystère au Liban. Du moins dans une certaine mesure, la transparence dans ce domaine n’étant pas le fort des Libanais. Dans les précédents articles, nous avons tenté de cerner les sources de financement du courant du Futur, du Parti socialiste progressiste, du Hezbollah, du CPL, des FL et des Kataeb. Nous nous penchons aujourd’hui sur le cas du mouvement Amal, qui clôt le volet pratique de cette enquête. C’est du cadre juridique du financement de la vie politique que traitera le prochain article ; ce cadre sera mis en perspective avec d’autres réglementations en vigueur à l’international.

Le mouvement Amal

Dans les milieux de la Révolution du 17 Octobre, la faction politique qui revient le plus souvent dans les slogans lorsqu’est évoquée la corruption est le mouvement Amal, dirigé par le président du Parlement Nabih Berri.

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Émanation du " mouvement des déshérités " fondé dans les années 1970 par l’imam Moussa Sadr, le mouvement Amal est, ironie du sort, accusé à son tour de " déshériter " d’autres Libanais. Comme pour tous les partis, il est très difficile de rassembler des informations précises au sujet du financement de ce mouvement. En revanche, les fameuses révélations de Wikileaks (2011) sont édifiantes et fournissent deux pistes figurant dans un rapport diplomatique datant d’avril 2006 et dont l’auteur n’est autre que l’ancien ambassadeur américain à Beyrouth Jeffrey Feltman. La première est que les Berri figurent parmi les plus grands propriétaires terriens du Sud-Liban, ce qui a été par la suite confirmé par un reportage du journaliste d’investigation Riad Kobeissi ; en outre, leur fortune familiale aurait atteint à l’époque les deux milliards de dollars, alors que Nabih Berri est originellement issu d’un milieu modeste.

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La seconde piste indique que le président de la Chambre des députés encaissait à cette période une somme mensuelle de 400 000 dollars venus d’Iran, dont seulement un quart allait soi-disant à ses partisans ! Ces affirmations extrêmement graves pour un parti créé en vue de défendre les droits des dépossédés ont évidemment été démenties par le dirigeant chiite qui avait alors réclamé les correspondances officielles du département d’État américain pour " vérifier qui de Wikileaks ou de Jeffrey Feltman est le menteur ". Il n’en demeure pas moins qu’à part ces éléments règne une opacité totale sur le financement de la vie politique du parti. Ses détracteurs rajoutent que le mouvement est passé maitre dans l’art de la corruption institutionnelle, et ce à travers, à titre d’exemple, de très nombreux postes de fonctionnaires, fictifs ou pas, dans l’administration publique libanaise (ce point est encore une fois largement partagé par un grand nombre d’autres partis…). Beaucoup se posent aussi des questions sur l’insistance permanente de ce mouvement à prendre en charge le ministère des Finances.

Malgré l’alliance politique qui les unit, les plus ferventes accusations de corruption envers ce mouvement viennent le plus souvent du Courant Patriotique libre. Précédemment, son chef Gebran Bassil avait provoqué une crise politique lors d’une réunion avec ses partisans en qualifiant le président de la Chambre de " baltajé ", qui signifie " voyou " en arabe.

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Un bilan fondamental

Au sein des partis libanais, il y a certaines constantes déplorables qui s’entrecroisent et qui constituent autant de moyens de conserver leurs assises populaires. À défaut d’avoir accès à des services publics décents, une partie des Libanais vend sa fidélité aux mieux-offrants de sa communauté. Et ceux-ci achètent leurs voix avec de l’argent aux sources aussi diverses que mystérieuses. L’un des derniers tours de passe-passe notables et inter-partis a été la fuite vers l’étranger des capitaux dont les partis et leurs leaders disposaient au Liban avant l’automne 2019. Ayant été au courant de ce qui était à venir, ils auraient sorti leur argent (parfois celui du contribuable libanais) pour mieux le reverser, surtout lors de la période électorale qui approche, à des Libanais qui ont vu, eux, leurs ressources personnelles bloquées et emprisonnées par les banques de manière tout à fait injuste et même illégale jusqu’aujourd’hui. Le plan est machiavélique : d’un côté, un peuple voit les gains de toute une vie se dévaloriser jusqu’à devenir dérisoires (perte de plus de 18 fois leur valeur), et qui plus est distribués au compte-goutte par les banques. De l’autre, des partis ayant accès à des fonds étrangers (pour certains les leurs dans des banques étrangères, et dans d’autres cas de l’argent émanant directement d’un État étranger), consacré à soutenir " leur peuple qui a perdu sa dignité ". Comme s’il n’y avait aucun lien de cause à effets entre les politiques publiques (qu’il faudrait plutôt nommer manœuvres) menées par ces mêmes (ir)responsables, et la misère qui ravage le Liban depuis le début de cette crise… Sans oublier le fait que la sortie de ces sommes faramineuses des banques libanaises (plusieurs centaines de millions de dollars pour certains partis) à la veille de l’effondrement de celles-ci, a pu provoquer un effet boule de neige accélérant le phénomène, ce qui a été jugé permis pour les dirigeants mais évidemment pas pour le reste du peuple.

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De cette enquête transpartisane ressort en tout cas un constat retentissant : le manque de transparence dans la politique libanaise s’est mué en une culture, instituée et entretenue par des partis pour qui la navigation en eaux troubles est la seule qui convient car elle est nécessaire à leur survie et au musèlement de leurs bases populaires. D’où la nécessité de faire la lumière sur le sujet et de percer ce brouillard qui permet aux principaux intéressés d’effectuer toutes sortes d’opérations illicites et profondément inquiétantes à un double-titre : d’un côté, au niveau de la mauvaise santé de l’Etat de droit du fait de l’institutionnalisation de la corruption et de la culture d’impunité qui n’est pas suffisamment adressée par la justice libanaise ; et de l’autre, en raison du danger avéré que le manque de transparence (et surtout de civisme) peut poser quant à la souveraineté de l’État libanais. Car le financement par un État étranger entraîne quasi-inévitablement la dépendance et l’allégeance à l’égard de cet État de ceux qui l’acceptent, alors même que le statut de représentants de la nation exige une seule et unique conduite : la représentation des intérêts de personne d’autre que les Libanais. À moins pour certains de privilégier la mise en place des intérêts d’une autre nation à la leur, auquel cas le reste du peuple serait parfaitement en droit de réclamer leur retour sur le chemin-Liban, et à défaut de les combattre sans relâche et de manière très concrète sur les plans politique, culturel et juridique.

Prochain article : La question du financement de la vie politique d’un point de vue légal (au Liban comme à l’international).

Il n’y a pas forcément de liens de corruption dans les informations présentées dans cet article, et c’est à la justice d’établir ou pas la présence de ce type d’infractions. 

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