Une philosophie étatique pour le Liban
Au Liban, toute approche pratique de gestion d’un multi-communautarisme sans l’adoption d’une politique diversifiée ne prenant pas en considération l’entité spécifique du pays du Cèdre restera une tâche inachevée. Les pères fondateurs de ce pays, notamment le patriarche maronite Elias Howayek, n’ont pas bâti l’édifice libanais sur une plateforme d’îlots communautaires ou sur des ghettos confessionnels. Ils ont plutôt opté pour un Grand Liban rassembleur, au-delà des divisions dogmatiques et péremptoires.

Cette particularité du Grand Liban unitaire ne devrait jamais être considérée comme un handicap, mais plutôt comme un attribut voulu et conçu en faveur de l’exemplarité d’une mission humaniste et civilisatrice préalable à sa formation constitutionnelle.

Néanmoins, depuis sa création, le pays a été sujet à moult secousses existentielles, dont les conséquences néfastes sont parfaitement visibles aujourd’hui. Son régime fondé sur un pacte national de confiance mutuelle et le mécanisme de répartition des pouvoirs adopté depuis son indépendance sont-ils la cause de ce dysfonctionnement ? La méthode suivie sous la République a débouché sur les déboires d’une guerre civile en 1975, tandis que les mesures salvatrices prises par la IIe République (1992) n’ont pas été plus heureuses, débouchant sur un fiasco total.

Peut-on, partant, attribuer l’origine de ces échecs au seul texte de la Constitution ? Un examen attentif de l’histoire récente de cette République, et une enquête objective des prises de positions des différents acteurs politiques des dernières décennies, révèle que le non-respect et la non-application par ces derniers de la Constitution ont été à chaque fois le point de départ des crises politiques du Liban. Lorsque la scène politique est envahie par les démagogues, les chantres des idéologies étrangères et les agents de l’extérieur, ramassis d’opportunistes occupé uniquement par ses intérêts personnels au point de piétiner ouvertement les lois de la République, à quoi faut-il donc s’attendre ?

D’aucuns soutiennent que les points faibles du système découlent du fait qu’il est basé sur le confessionnalisme politique, ou encore de sa démocratie consensuelle. Ils proposent déjà le passage d’un État centralisé, source d’ennuis, à un État fédéral ou décentralisé, où, mis à part la stratégie défensive de l’État, sa politique étrangère et budgétaire, tout le reste (croissance, économie, ainsi que politiques sociales et éducationnelles, etc…) relèverait des différentes autorités régionales ou locales.

Tout cela ne signifie pas que la Constitution ne devrait pas être révisée afin d’être adaptée aux nécessités du jour. Mais il reste cependant primordial d’en préserver les constantes de base, telles que la vocation du pays en faveur d’un statut de neutralité et d’une politique publique de non-alignement, qui se traduit par le slogan « ni Est ni Ouest », dans le respect de son identité arabe, ainsi que son insistance à adopter une philosophie sociale garantissant le vivre-ensemble, à égale distance des différentes composantes du tissu multiconfessionnel libanais.

Le but ultime de ces révisions à entreprendre serait l’édification d’un État civil et d’une décentralisation administrative élargie. Séculariser les lois et règlements tout en reconnaissant les us et coutumes traditionnels, auxquels les instances religieuses du pays sont attachées, constitue un ouvrage difficile à réaliser ! C’est pourquoi il est grand temps de s’en remettre à la Constitution actuelle, qui prévoit déjà l’abolition progressive du confessionnalisme, à travers l’élection d’une Assemblée nationale délivrée de la répartition confessionnelle d’un côté ; et, de l’autre, la création d’une Chambre haute au sein de laquelle seraient représentées les différentes sensibilités confessionnelles : le Sénat. L’article 95 de la Constitution dispose clairement cela. Il convient par ailleurs d’insister sur l’appartenance du Liban au monde arabe et à la communauté internationale, en tant que membre fondateur de la Ligue arabe et des Nations unies ; et, avec autant de force, sur le monopole de la violence légitime aux mains de l’armée et des forces de sécurité légales. Or toutes ces garanties offertes par la Constitution ont été foulées aux pieds par des factions armées illégales, paradoxalement appuyées par ceux qui avaient été choisis par le peuple pour garder la Constitution et veiller à l’application stricte des lois de la République.


Le vrai problème provient en réalité de la réduction du système de gouvernance en une ploutocratie, où les seigneurs (déjà enrichis) de la guerre civile se partagent le gâteau que sont devenues les ressources de l’État et le patrimoine national. Voire même en une kleptocratie où les ennemis d’hier se sont entendus sur le braquage des comptes personnels et privés de leurs citoyens, détournant même les comptes privés et les économies de toute la population, à leurs profits personnels. Le plus dangereux dans tout cela, c’est qu’une faction illégale tient, par le truchement de ses armes, tous les pouvoirs en otage. Il s’agit en fait d’un hold-up pur, simple et inédit, sans pareil dans les annales de l’Histoire.

Cette organisation mafio-milicienne, qui est devenue le détenteur effectif des pouvoirs au Liban et qui œuvre à saper les fondements de l’État, a défiguré la philosophie même de ce qu’on entend par « l’entité identitaire libanaise ». Ainsi, la démolition systématique du modèle libanais qui prône l’entente associative et consensuelle entre ses composantes, est réalisée grâce à l’acharnement de politiciens corrompus et sans scrupules, atteints de mégalomanie, de paranoïa et d’une soumission aveugle qui se traduit notamment par une tendance à faire prévaloir les intérêts étrangers et personnels aux dépens de l’intérêt suprême de la nation. Le seul remède pacifique à ce crime prémédité, organisé et continu envers la population, est une redistribution des mandats avec les échéances électorales au printemps de l’année en cours (législatives, municipales) et la présidentielle à l’automne 2022. Mais les élections à venir constituent une source de craintes pour un grand nombre de ces politiciens corrompus. Aussi ces derniers tenteront-ils d’empêcher par tous les moyens l’avènement d’une opposition forte pouvant mettre en danger leur statut et leurs acquis et les empêcher par conséquent de préserver les rênes du pouvoir, ce qui les exposerait au risque d’être déférés devant la justice, tenus responsables et interrogés sur le chaos et la corruption.

Quant à la société civile qui s’est révoltée le 17 octobre 2019, et qui appelle depuis à plein poumons à un changement radical dans la structure de cet état de fait particulièrement néfaste qui a mené le pays à la ruine, elle s’inquiète des multiples obstacles et embûches que le binôme mafia-milice, qui règne en toute impunité, risque de semer sur son chemin. Car le pays se trouve en réalité dans une situation qui ressemble à une occupation de la part des ennemis de la nation. La mafia est en fait sous la protection des armes illégales du Hezbollah, organisation qui se considère comme au-dessus des institutions constitutionnelles à la solde de l’Iran, et qui s’est immiscée progressivement dans toutes les articulations de l’État.

Mais le Liban ne souffre pas d’une excroissance bénigne et superficielle, s’il faut comparer le Hezbollah et ses agissements contre-nature à une pathologie à effet morbide. Pire encore, il est la cible d’un phénomène régional extérieur belliciste et dictatorial, en l’occurrence la République des Mollahs. Au vu et au su de toute la planète, Téhéran entretient plusieurs conflits dangereux dans la région (en Irak, en Syrie, au Liban, au Yémen et pratiquement dans tout le Golfe arabe) afin d’asseoir son hégémonie. Mais le Liban, le plus petit et le plus faible de cet ensemble, abrite le Hezbollah, qui se trouve être la courroie de transmission utilisée par les mollahs pour promouvoir et alimenter l’essor de sa doctrine archaïque et moyenâgeuse, la wilayet el-faqih, qui vise à modifier l’équilibre communautaire de ces pays en faveur d’un chiisme exporté, qui n'a rien à voir avec celui des chiites libanais. Fort heureusement, ce projet, qui devait avoir comme colonne vertébrale l’axe Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth, n’est plus réalisable, la chaîne ayant été rompue en Irak par le verdict des urnes en 2021, grâce aux hommes d’État et à un peuple vif et conscient de son identité nationale.

Dans un tel contexte, les chrétiens du Liban, avec leurs concitoyens musulmans, druzes, juifs et athées, voudraient opter pour le slogan « nouvelle instance pour le Liban », lancé par le pape Jean-Paul II en 1997, qui insistait sur un Liban représentatif d'une diversité dans la mesure où il porte en son sein une « mission » d’humanisme. Ils sont attachés de même à l’option « nous choisissons la vie » faite en 2021. Lors de sa rencontre avec le cheikh d’al-Azhar, Ahmad al-Tayyeb à Abou Dhabi en 2019, le pape François avait signé le “Pacte de Fraternité Humaine”. Et au cours de sa tournée en Irak en 2021, François s’était entretenu avec l’autorité suprême chiite du pays, Ali el-Sistani à Najaf, confirmant une communauté de points de vue et appelant à resserrer les liens de fraternité. Toutes ces initiatives louables de bonne volonté sont destinées à ancrer le concept d’un État civil et d’une citoyenneté inclusive à même de garantir le vivre-ensemble dans cette région où les convulsions confessionnelles causées par le fanatisme et l’ignorance ont fait des centaines de milliers de victimes.

La plus grande des nécessités demeure celle de clarifier la réalité libanaise et lui restaurer globalement son caractère originel, en faisant revivre les racines de l’identité libanaise, en rétablissant la mémoire collective et en accordant une priorité absolue à l’intérêt général et public au détriment des intérêts personnels. Interdire la spoliation du patrimoine de nos ancêtres et rappeler le sacrifice et le sang versé par les martyrs de la cause libanaise doivent ainsi rester un devoir sacré pour les vivants. En faisant prévaloir la loi et la justice, nous aurons triomphé par le droit.

 
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