L’éclipse politique de Saad Hariri aura des conséquences qu’il est prématuré de prévoir. Il a passé seize ans dans les affaires nationales, ex-aequo avec Gebran Bassil, mais loin derrière Walid Joumblatt, joueur depuis quarante-cinq ans ; Nabih Berry, chef de milice, puis président du Parlement et de milice simultanément, faiseur des lois depuis trente-huit ans ; Michel Aoun, chef militaire puis politique depuis trente-sept ans ; Samir Geagea, chef de milice puis de parti depuis trente-sept ans ; et Hassan Nasrallah, chef de milice armée depuis vingt-huit ans.

Cette comparaison ne constitue pas du tout un clin-d’œil pour juger ces messieurs de la politique: c’est à l’Histoire de le faire. Cet aide-mémoire vise à comparer la durée de service de Saad Hariri par rapport à ses pairs. Il a reconnu implicitement ses erreurs, alors que les autres s’accrochent et se rejettent mutuellement la responsabilité de la crise que nous vivons. Il est justifiable de blâmer Hariri pour ses multiples compromis désavantageux avec le Hezbollah, surtout celui de 2016 ayant porté le général Michel Aoun à la présidence de la République, ainsi que pour l’exacerbation de la corruption qui a accompagné son parcours et la gouvernance médiocre de son courant et de ses gouvernements. Mais est-ce simplement le départ d’un homme qui fait son chant du cygne ?

Deux ans auparavant, la révolution du 17 Octobre avait réclamé le départ de son gouvernement et obtenu gain de cause douze jours plus tard. Hariri avait démissionné contrairement aux volontés et pressions de MM. Aoun, Berry et Hassan Nasrallah. Ce dernier était intervenu trois fois de suite sur les écrans, signifiant que le gouvernement resterait en place, mais en vain.

Le 18 octobre 2019, certains vétérans de l’armée n’avaient pu convaincre ni leurs camarades ni les meneurs qui avaient fait surface parmi la foule occupant les rues de la capitale, de réclamer le départ du trio Aoun-Berry-Hariri selon une feuille de route constitutionnelle. Catégoriquement refusée par les infiltrés et les révolutionnaires amateurs, cette proposition visait à éviter de donner l’impression qu’à travers le Premier ministre Hariri, c’est toute la communauté sunnite qui était visée, d’autant qu’elle était sous pression depuis le début de la guerre civile en Syrie.

De multiples tentatives visaient en effet à mettre cette communauté en face-à-face avec l’armée libanaise, surtout à Tripoli et Saïda, qui appuyaient la révolution syrienne et lui fournissaient des volontaires. À titre de rappel, l’incident de Koueykhat en 2012, où un dignitaire religieux partisan du Courant du Futur avait perdu la vie à un barrage de l’armée libanaise, avait failli embraser le Akkar, n’était l’intervention de Hariri lui-même. De même, les explosifs exportés par le responsable des renseignements généraux syriens Ali Mamlouk dans la voiture d’un ex-ministre libanais en vue d’une utilisation dans une série d’attentats contre des notables et religieux du Liban-Nord, auraient eu une conséquence désastreuse s’ils n’avaient pas été découverts préalablement.

Avec la démission de Saad Hariri en octobre 2019, la communauté sunnite s’est considérée comme visée spécifiquement, puisque MM. Berry et Aoun sont restés en fonction sans être inquiétés. Les péripéties qui ont suivi se résument par une confirmation de plus en plus claire de la mainmise du Hezbollah sur le pays.

La société civile et les révolutionnaires du 17 Octobre n’ayant pu jusqu’à présent proposer un projet national convaincant, malgré le rejet de la classe politique par une tranche importante de la population, laissent bon nombre de citoyens dans leurs appartenances panachées, communautaires et nationales. Le Courant du Futur se voulait transcommunautaire et aspirait à offrir un modèle de vivre-ensemble au lendemain d’un demi-siècle de crises internes.

Maintenant que M. Hariri s’éclipse, ce courant est affaibli, les autres partis et leaderships sunnites sont divisés, et certains sont alignés sur l’axe Téhéran-Damas. Avec Riyad et Abou Dhabi qui mettent tout le Liban dans le même sac et le considèrent comme un espace pro-iranien, Le Caire qui est absorbé par les crises libyenne et soudanaise, et Bagdad et Damas qui ne sont plus les bastions du nationalisme arabe, les sunnites, qui s’accrochent plus que jamais au Liban, se retrouvent insécurisés et sans autorité de référence. L’absence de souveraineté et l’hégémonie du Hezbollah, avec le consentement des gens du pouvoir, n’aident pas à mettre un terme à cette tragédie.

Ce qui pourrait rendre cette situation bien pire encore serait une tendance de certaines parties chrétiennes, se sentant tout aussi insécurisées que les sunnites, vers des projets irréalistes d’amendement de la Constitution, sous les étiquettes de fédéralisme ou de décentralisation élargie. Ceci est extrêmement dangereux et ressemble à un miroir aux alouettes, en présence d’une milice armée appuyée par l’Iran qui renforcerait ce faisant son hégémonie sur le pays.

Plus dangereux encore, serait une radicalisation de la jeunesse sunnite, poussée par la déception et la pauvreté, attirée par une idéologie simpliste, et encouragée de façon occulte par des services de renseignement pro-iraniens visant à lui accoler le label de Daech, ce qui détruirait l’image de modération et d’ouverture forgée par le Courant du Futur.

Toutes les tragédies ont une fin, soit comique avec les guignols qui peuplent les écrans de télévision chaque soir sans exception, soit racinienne avec les champions du fait accompli qui sont légion, soit cornélienne avec les résistants, cette poignée d’hommes qui changent invariablement le cours de l’Histoire.