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Le président Charles Hélou (1913-2001) avait intitulé l’un de ses ouvrages Liban, cette part de Dieu. Il aurait dû dire Liban, ce rêve de Dieu. Le Liban, tel que sa vocation historique le définit, est une nation en devenir, et non une donnée statique. Et il le sera toujours. Le combat pour l’âme du Liban ne cessera jamais. Il est aujourd’hui au cœur de l’actualité.

En dépit de la nature ombrageuse, et parfois belliqueuse de sa population, l’âme du Liban est pacifique; pacifique et messagère de pluralisme et de tolérance. Le Liban se défend, mais n’attaque jamais. Et c’est ce qui jure avec ce que le Hezbollah est en train de faire à notre frontière méridionale. La guerre "de basse intensité" ouverte au Liban-Sud, en appui à Gaza, n’est pas une guerre défensive, mais offensive, quels que soient les efforts du Hezbollah pour nous faire croire le contraire. Tous les raisonnements qu’il fait pour montrer que s’il n’avait pas agi de la sorte, le tour du Liban d’être attaqué par Israël serait venu, sonnent creux. Et les déclarations complaisantes de notre Premier ministre et du chef de notre diplomatie à ce sujet ne convainquent personne.

Voilà le premier des reproches que l’on peut faire au Hezbollah. Le deuxième est que sa décision d’entrer en guerre avec Israël a été prise indépendamment de toute concertation, de toute consultation interne. Non seulement les composantes humaines et politiques du Liban n’ont pas été consultées, mais à chaque fois que leurs représentants expriment leur dissentiment à l’égard de cette guerre larvée qui risque d’embraser tout le Liban, elles sont stigmatisées comme complices d’Israël. Le patriarche Raï et Samy Gemayel le savent mieux que personne.

Le troisième argument contre l’entrée en guerre du Hezbollah nous conduit au fond des choses. Le Liban a été décrit par le pape Jean-Paul II comme un "message" prophétique adressé aussi bien à l’Orient qu’à l’Occident. Les valeurs sur lesquelles il repose sont le pluralisme, la tolérance, la modération, la reconnaissance des droits de tous.

Or, il n’est pas difficile de constater qu’à mesure qu’elles perdent de leur pertinence en Israël même, ces valeurs qui sont les nôtres commencent à briller plus fort aux yeux du monde entier. Il n’est pas exagéré de dire que la démocratie parlementaire telle que (mal) pratiquée au Liban est l’avenir d’Israël. Tôt ou tard, cet État devra se démocratiser et traiter sur un pied d’égalité les peuples à sa charge. Bien entendu, ce n’est encore qu’une utopie, mais le temps joue pour elle.

C’est ce que l’un des plus grands spécialistes d’Israël au Moyen-Orient, Michel Eddé (1928-2019), confiait à ses proches, à la veille de son décès. C’était même son testament politique pour cette partie du monde. Il voyait déjà, dès l’aube de ce siècle, que la solution des deux États était dans l’impasse, avec la politique de colonisation, notamment en Cisjordanie. Il était convaincu qu’Israël ne se départirait jamais de la Cisjordanie qui, pour elle, est cette Judée-Samarie, cœur de la "terre promise" dont il revendique l’héritage. L’ancien ministre de la Culture, qui insistait pour se dire "philosémite" et se félicitait d’avoir l’oreille du Hezbollah, considérait comme inéluctable une mutation de l’État israélien qui deviendrait "un État pour deux peuples", un État pluraliste à la manière du Liban, et non plus un État pour les seuls juifs. Il n’était pas loin de penser qu’Israël cherchait à détruire le modèle politique libanais, pour mieux légitimer la politique d’apartheid que lui-même pratique.

C’est l’une des raisons pour lesquelles le Hezbollah devrait réviser sa politique hasardeuse de solidarité avec le Hamas et le peuple palestinien et commencer à se solidariser avec la vocation historique pluraliste du Liban. Loin de mépriser ou de déconsidérer le sacrifice que font en ce moment des dizaines d’hommes au Liban-Sud, c’est à la politique aventureuse de ceux qui les fourvoient que le patriarche maronite en veut.

Plus fondamentalement, et cette tâche est au cœur de sa vocation historique, s’il veut être fidèle aux "racines religieuses" de son identité, le Liban a le devoir de prendre en charge moralement Israël et le monde arabe. Il doit d’abord faire comprendre à Israël qu’il ne sera pas sauvé par la guerre et que c’est seulement en donnant aux Palestiniens un avenir qu’il pourra vivre en paix. Et pour le monde arabe, la première chose que doit faire le Liban, c’est lui faire comprendre que s’il veut renaître, il doit retrouver le plein usage de la raison et soumettre à la critique tout son héritage politico-religieux.

Pour prendre un exemple, l’entrée dans la modernité de l’Arabie saoudite ne pourra jamais se limiter au permis de conduire accordé à la femme, à la folie des grandeurs architecturale, au football, aux concerts et à la consommation d’alcool. Elle restera inachevée tant que ce pays n’aura pas noué des relations diplomatiques avec le Vatican et/ou autorisé la construction d’églises.

Mais il est un troisième message que le Liban doit transmettre au monde arabe, s’il veut rester fidèle à sa vocation, et ce message, qui est réflexif, il doit se le transmettre d’abord à lui-même. Le journaliste Jonathan Randall a écrit sur la guerre du Liban, un livre sévère qu’il a intitulé La Guerre de mille ans. Il y explique comment la folie des "seigneurs de la guerre", l’"aventurisme" de certains chefs, le caractère volage de la diplomatie US et le double langage des faux-frères ont plongé un peuple dans un bain de sang et réduit un État à néant. Nous n’avons pas encore fait notre devoir de mémoire ni jeté un regard critique sur le déchaînement de violence qui a détruit le Liban. Comme l’a fait remarquer un milicien repenti, nous commémorons, tous les 13 avril, le début de la guerre civile, mais nous n’avons pas encore fixé un jour pour en commémorer la fin.

Un rassemblement destiné à sauvegarder l’idée du Grand Liban s’est tenu dernièrement à Bkerké. Mais son appel est tombé à plat, car il lui manquait le constat lucide, existentiel de notre part de responsabilité dans ce gâchis historique. Des cent et quelques années qu’existe le Liban, il n’y a pratiquement plus rien à sauvegarder. Tout a été vicié, déformé, dilapidé. Pour mettre fin à notre interminable guerre interne, il faut tout réinventer.