En visitant l’hôtel-paquebot de Amrié à Bikfaya, on ne peut s’empêcher de revivre les moments de ces années folles, captivées par l’exotisme, tournées vers l’ethnographie, mais aussi emportées par la danse et la fête. C’est un monde de spectacles, de plumes et d’éventails, de coiffures insolites et de charleston sur des rythmes endiablés.
Quatre courants majeurs caractérisent l’architecture Art déco au Liban. Auprès du modèle traditionnel à trifora (triple baie) stylisée, et du modèle dit Zigzag Moderne, deux ensembles sont apparus vers la fin des années 1930. Il s’agit du style paquebot, appelé aussi Streamline Moderne, et du style des édifices publics, étatiques et industriels. Ils se sont fortement développés après la Seconde Guerre mondiale et se sont prolongés dans les années 1960, avant de céder définitivement le terrain au modernisme du style international.
L’hôtel «Amrié» à Bikfaya de style paquebot ou «Streamline Moderne». Photo trouvée sur internet
Le Streamline Moderne
Le complexe hôtelier de Amrié à Bikfaya, bâti dans les années 1960 par César Amer, est un merveilleux exemple de la créativité de cette époque. Il représente un courant spécifique connu sous le nom de Streamline Moderne, car il s’inspire de l’aérodynamique des paquebots transatlantiques très en vogue. Amrié constitue un manifeste de l’Art déco du Mont-Liban, intégré à la nature, tourné vers la vue féérique, égayé de formes et de couleurs. Il présente un ensemble d’édifices hôteliers, une aile sportive, des bassins pittoresques, un théâtre-cinéma et même une église avec ses vitraux et son clocher.
Il fait clairement appel aux références navales avec ses hublots, ses balcons en porte-à-faux dynamiques, ses garde-corps en acier tubulaire, ses ponts, ses coursives, ses passerelles et ses escaliers ajourés suspendus. Parmi les paquebots stars qui ont servi de modèle à cette tendance, se trouvaient l’Île de France (1927) et le Normandie (1935). Au Liban, certains projets d’hôtel ont été jusqu’à leur emprunter le nom.
Ce style paquebot, considéré comme une branche du Bauhaus, s’était fortement répandu à Beyrouth et parmi les hôtels de montagne qui l’ont libanisé par l’emploi de la pierre bosselée et par le biais de leur immersion dans les pinèdes.
Le courant «Streamline Moderne» avec des balcons de style paquebot à Beyrouth rue Bustros. Photo Amine Jules Iskandar
Les édifices publics et industriels
Les modèles de grande envergure concernent les usines, les brasseries, les aéroports de Beyrouth et de Qoleïat, le Casino du Liban et les bureaux des postes. Ce type endosse le mouvement Art déco dans sa globalité, allant de la volumétrie générale jusqu’au détail. Dans certains cas, il bannit toute ornementation en dehors de l’image bidimensionnelle positionnée généralement sous forme de mosaïque verticale, à l’entrée. Il fait aussi appel à la peinture murale comme pour la grande fresque de l’Aéroport international de Beyrouth. Dans le cas des usines, il s’agit d’une esthétique industrielle assez sévère, aux surfaces lisses en béton peint, qui se rapproche du style international du mouvement moderniste.
Tout cela contraste fort avec le courant dit PWA/WPA Moderne (Public Works Administration/Work Projects Administration) qui concerne les édifices publics aux États-Unis d’Amérique. Initiés en 1933 par le président Franklin Roosevelt, ce courant conçoit des projets imposants qui font clairement référence à la stabilité du classicisme, par leur pierre de taille, leur symétrie et leur volumétrie massive et sculptée. C’est le Musée national de Beyrouth qui représente ce courant architectural au Liban, avec sa colonnade néo-égyptienne, la verticalité de ses ouvertures et sa pierre imposante.
Aux États-Unis, l’Art déco a aussi cherché à traduire la prospérité économique en conquérant les hauteurs. Les gratte-ciels new-yorkais en ont formé l’expression la plus aboutie avec notamment le Chrysler building qui a inspiré Charles Corm pour sa compagnie des automobiles Ford à Beyrouth, conçue en 1928. La tour Corm reprend ainsi la volumétrie typique du gratte-ciel Art déco, avec ses parallélépipèdes empilés de dimensions décroissantes. L’intérieur fait appel aux références industrielles telles que les garde-corps en acier tubulaire.
Le Chrysler est coiffé d’une couronne courbe inspirée des pare-chocs de ses automobiles. La tour Corm a opté, elle, pour une solution à fronton triangulaire qui refera son apparition sur l’Empire State Building, deux années plus tard. Ce sera probablement le seul exemple de verticalité pour l’Art déco libanais, car partout ailleurs à travers le pays, c’est l’esthétique de l’horizontalité qui l’emportera.
La brasserie malterie Almaza. Photo trouvée sur les réseaux sociaux
Un art total
Comme l’Art nouveau qui le précède, l’Art déco est un art total, en ce qu’il va, lui aussi, embrasser tous les domaines de la créativité, allant de l’architecture à l’ébénisterie, avec l’affiche, la police d’écriture striée dépourvue d’empâtements, le vitrail, la céramique, la tapisserie, la sculpture, l’orfèvrerie et la mode vestimentaire. En visitant l’hôtel-paquebot de Amrié à Bikfaya, bien que construit plus tardivement, on ne peut s’empêcher de revivre les moments de ces années folles, captivées par l’exotisme, tournées vers l’ethnographie, mais aussi emportées par la danse et la fête. C’est un monde de spectacles, de plumes et d’éventails, de coiffures insolites et de charleston sur des rythmes endiablés. Le Casino du Liban, construit dans ce style, a vécu ces ambiances de cabarets, dont Amrié a seulement rêvé, mais dont l’esprit rayonne encore.
En architecture, on ne peut que soulever l’importance des halls d’entrée ostentatoires, non seulement dans les édifices publics, mais dans les immeubles résidentiels qui se rencontrent encore aujourd’hui dans les rues de Beyrouth. L’emploi des matériaux nobles comme le marbre, décliné en différentes couleurs contrastées, les éclairages naturels et artificiels, l’introduction de jardins intérieurs à la japonaise, la mosaïque figurative ou le miroir à design cubiste, les marches suscitant un effet de podium, l’auvent dynamique surmontant partiellement le trottoir, tout cela contribue à conférer un caractère cérémonial.
Détails Art déco: sculpture de femme à la rue Edward Spears et fer forgé au Musée national de Beyrouth. Photos trouvées sur les réseaux sociaux
Le style international
Si l’Art nouveau a vu sa fin avec la Première Guerre mondiale, l’Art déco va reculer avec la Seconde, face à l’avancée inexorable du modernisme avec son style dit international. Extrêmement dépouillé, il bannit toute forme d’ornementation et toute spécificité régionale. Son éloge du béton lui fera oublier l’échelle de la ville et les besoins réels de l’habitant.
Le modernisme libanais a été souvent peu respectueux du tissu urbain, y causant des ravages irrémédiables, alors que la période Art déco d’avant 1964 semblait avoir réussi son harmonisation avec son environnement et son tissu social.
La fresque de l’Aéroport international de Beyrouth. Photo trouvée sur internet
Le nouveau code de la construction, adopté au Liban en 1964, a légalisé la rupture urbaine en favorisant la hauteur au détriment de l’alignement traditionnel sur les voiries. Il a renié la rue. Il a rompu la silhouette de la ville, arraché l’architecture à la terre en la surélevant sur pilotis et jeté des ombres astreignantes sur les constructions et jardins hérités du passé. Cette nouvelle réglementation a remplacé les valeurs esthétiques et la problématique sociale par une série de données quantitatives qui sera létale pour la ville, pour la montagne et pour l’héritage et l’identité du pays.
Deux immeubles Art déco à la rue Weygand en 1948 et la maison Charles Corm conçue en 1928. Photo Fondation Charles Corm
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